Ceci étant, à quelques exceptions près, tout le monde «consomme» du français sans modération, tant cette langue compte désormais parmi les réalités socioculturelles du pays, s’apparentant davantage à un héritage en partage par des franges entières des populations, toute génération confondue.
Il faut dire aussi que la langue française est un formidable moyen d’acquisition du savoir et de la connaissance, notamment technique en vue de l’enrichissement intellectuel de nos élèves et enseignants; elle est également et surtout une interminable passerelle jetée entre notre pays et le reste du monde francophone, représentant pas moins de 500 millions de personnes. CE Si l’usage du français ne se fait pas ici comme ailleurs sans de nombreuses contraintes, l’Algérie est devenue le haut lieu où on rudoie le plus cette langue. Certains Algériens se forcent à parler la langue française pour paraître dans l’air du temps, au risque de rendre celle-ci incompréhensible (à force de déformation et de mélange), y compris pour les Algériens qui entendent le mot ou la phrase pour la première fois. Victime de son succès, la langue de Molière promise à la pérennité en Algérie, risque à la longue de développer un lexique construit uniquement sur la base de mots déformés, comme une sorte de créole algérien.
Il faut dire que de nombreux algériens sont enclins à l’usage de ce paralangage, faute de maîtrise de la langue des Lumières et même celle du prophète, sans soucis du tort causé à la société, elle-même emportée dans son ensemble par cet élan mimétique de tordre le cou à toutes les langues au sein du foyer, dans la rue, dans les bureaux et même à l’école.
Ainsi, on entend couramment des mots ou expressions du genre : dodana (dos d’âne) ; ma bortalich (que m’importe) ; n’tendi l’bus (j’attends le bus) ; crasatou tomobile oua ramsouh morsouet morsouet (écrasé par une automobile et il a été ramassé morceau par morceau) Les mots et ensemble de mots français en déformation ne cessent d’augmenter inexorablement, encouragé il est vrai par le milieu ambiant, à commencer par certains médias à Alger et la contagion se propage à une allure vertigineuse jusqu’à l’intérieur du pays, où les populations sont en passe de perdre leur repère, tant le mode langagier et même les dialectes, jusque-là utilisés correctement, sont en train d’évoluer négativement. Il faudrait sans doute se pencher sur l’échec de la politique de scolarisation, se traduisant par le fait que les populations malmènent, à travers un mélange contre nature, l’arabe, le français, tamazight Ne sommes-nous pas revenus à la Linga Franca, ou sabir (savoir en espagnol) ? Ce langage parlé en Algérie (durant l’occupation espagnole en particulier de l’Ouest algérien de1505 à 1792), par les marins, les bagnards, les esclaves et les populations laissées pour compte Cette réalité sensible cache mal un grand malaise linguistique et donc existentiel d’une société qui amalgame tout, dans une sorte de charabia s’apparentant davantage au «créole», parce qu’elle n’a pas le plein accès au langage et à la bonne maîtrise des langues.
Il faut savoir que le créole, comme langue, n’est pas le fruit hasard, il résulte d’une condition d’esclavage, de la perte d’identité des indigènes d’Haïti, de Guadeloupe, de Martinique, etc. La perte d’identité entraîne inévitablement la perte de sa langue au profit de celle du colonisateur, problématique posée de manière identique en Algérie, à cette différence près que le dilemme ne soit pas apparu durant la colonisation, mais des décennies après l’indépendance politique du pays, avec les déformations constatées
Au nom de quelle morale politique, de quel droit écrit ou tacite les pouvoirs publics laissent-ils ainsi maltraiter, piétiner, voire insulter, à travers les canaux officiels, le génie créateur de langues élaborées pendant des siècles d’efforts intellectuels des peuples ? J’entendais il y a quelques temps une émission de cuisine donnée sur les ondes d’une radio algéroise, au cours de laquelle l’invitée donnait une recette de choux-fleurs préparés au four, avec l’utilisation d’un langage trempé à toutes les sauces du ridicule : chi flor (choux fleur) fi l’for (cuit au four) rigliou éréfeil 25 minot (régler la minuterie 25 minutes ) N’est-ce pas à l’Etat d’instaurer des garde-fous ? Hélas ! Certains médias lourds ont pris la fâcheuse habitude, depuis quelques années, de permettre à tout le monde et à n’importe qui de fréquenter leurs studios, armés d’un charabia linguistique emprunté au registre de la communication négative pour ne pas dire vulgaire (en dehors des bulletins d’information et communiqués officiels), rendant ainsi l’émission de messages inaudibles et insupportables à entendre ; l’émigration algérienne à l’étranger ne sait plus s’il faut se mettre à l’apprentissage du sabir ou couper le contact avec l’Algérie.
Quant à l’arabe, en dehors de certains milieux doctes, utilisant la langue officielle de façon volontairement alambiquée, pour n’être accessible qu’aux seuls initiés, en l’occurrence les milieux politiques, judiciaire, administratif, cultuel, etc., le plus gros pourcentage des Algériens utilise son parler régional fait de mots et de syntaxe à peu près compréhensibles par les autres régions. En cause, les altérations ou détournement de la signification première de certains mots arabes de souche (plus ou moins bien acclimatés dans des régions par rapport à d’autres) et du sabir déjà évoqué, donnant au parler régional un caractère de patois: langue incorrecte constituant une variante ou une déformation du patrimoine linguistique commun.
C’est dire la richesse de cette langue aux multiples synonymes constituant du reste sa richesse et son point de faiblesse, dès lors qu’elle est rendue difficilement accessible aux masses, après avoir connu un succès retentissant au lendemain de l’arrivée dans notre contrée du message prophétique.
Mais, cette situation fut aggravée par les occupations successives ayant eu pour effet d’assoupir le génie linguistique de nos populations pendant des siècles. Le phénomène débuta avec la vassalité de l’Algérie à l’empire ottoman avec l’instauration du Turc, comme langue officielle inaccessible aux populations locales. Le recours aux traducteurs officiels était nécessaire en vue d’une bonne communication avec notamment l’administration avec pour effet la déformation inévitable des mots et même de l’alphabet arabe par les Turcs et les Janissaires levantins ou le J (de Jim) devient DJ (Djamel et non plus Jamel) et le T (Tch), etc. La présence française introduisit des mots nouveaux, en rapport notamment avec les métiers, comme maçon, électricien (maço, tricien, etc.) On a poussé le paradoxe jusqu’à utiliser couramment le mot «tabla», déformation du français table, alors que celui-ci semble être un emprunt de l’arabe tawla Ces réalités historiques sont confortées aujourd’hui par la paresse intellectuelle des organismes et institutions politico-administratives qui ont en fait un instrument de conquête et de monopole du pouvoir… Ce phénomène n’est pas propre à l’Algérie : autrefois, dans les royaumes de France, noblesse et moines compliquèrent la langue française, avec l’arrière-pensée de la rendre inaccessible à la plèbe. Il semble que c’est ainsi que le français soit marquée par ces fameuses déformations devenues académiques des (ph) faisant (f), comme ces innombrables lettres doubles (mm), double (n) ou le (m) obligatoire devant le (b) et le (p), etc., auxquelles s’ajoutent au plan grammatical bon nombre de règles accompagnées d’autant d’exceptions, du masculin qui l’emporte sur le féminin, etc.
Les hommes politiques algériens sont fiers de souligner à chaque présentation de budget la prépondérance de celui consacré à l’instruction publique et à l’éducation, mais pour quel résultat puisque les populations sont, comme les mauvaises langues le disent, analphabètes trilingues ?
L’ECOLE DE ABDELKAIOUM BOUKAHBECHE ET ABDERAZAK ZOUAOUI
En fait, l’apprentissage des langues, comme toute autre entreprise, est certes une affaire d’objectifs et de moyens, mais également de compétence, de volonté et surtout d’amour du travail bien fait.
A cet égard, la preuve nous est administrée par le travail fabuleux fait dans les années 70 par deux hommes de presse, en l’occurrence Abdelkaioum Boukahbeche et Abderazak Zouaoui, anciens journalistes sportifs qui animaient à la télévision algérienne les émissions sportives de football, particulièrement suivies par les nombreux téléspectateurs, tellement elles étaient bien appréciées.
Ainsi, l’Algérie deviendra le seul pays dans la contrée arabe où le langage sportif en langue nationale ne contient aucun mot d’emprunt étranger. Il me semble que le mérite revient au travail de fond entrepris avec succès et beaucoup de professionnalisme par ces deux hommes. Le recours par l’univers du sport, à l’usage strict de mots arabes puisés intrinsèquement dans le lexique sportif de ces deux brillants journalistes, s’est étendu dans tous les coins d’Algérie. Ainsi, la corporation sportive, les médias, le public et tous les Algériens de toutes conditions et de tous âges connaissent et emploient le plus naturellement les mots: «kora» (ballon); «el moubara» (la rencontre); «el moudareb» (l’entraineur); «laa3ab» (joueur); «el marma» (les buts, les bois); («Hares el marma» (gardien de but); Taemès» (touche); «Roknia» (corner); «Dharbet ejezza» (pénalty); «difa3» (défense); «houjoum» (attaque); «joumhour» (public); «meidan» (terrain); «mal3âab» (stade); chaebka (filet); «chaout» (mi-temps) etc.
Tant d’autres mots sont puisés dans un dictionnaire sportif faisant pâlir d’envie les pays arabes les plus calés dans l’usage et le maniement de la langue du Coran, où l’emploi de mots sportifs en anglais continue au Machrek, et il en de même pour l’usage de mots en Français au Maroc et en Tunisie… Ce ne sont pas moins de deux générations de journalistes qui furent formés à cette école dont beaucoup brillent de mille feux auprès des chaînes satellitaires arabes où leur art est leur professionnalisme sont grandement appréciés.
Même les anciens animateurs sportifs d’expression française, convertis à la langue arabe (à l’instar de Benyoucef Aoudia), utilisent avec brio cette langue et sans le moindre recours aux mots empruntés à la langue française, anglaise et encore moins à ce fameux sabir utilisé en Algérie : un charabia fait d’un mélange incorrect de français cassé, d’arabe tordu, et autres mots disparates, en usage dans les autres domaines faisant honte à l’Algérie, pays le moins bien compris de la terre, au plan linguistique Et on s’étonne que l’on nous traite de pays sans langue De nombreux Algériens, lors d’interviews en direct à la télé ou à la radio en arabe, en français ou en Tamazigh, peinent à articuler une phrase complète dans l’une de ces langues Face au micro, on entend souvent des gens, au-delà du trac, bégayer continuellement faute d’un bagage linguistique suffisant et entièrement maitrisé dans une langue ou une autre. Alors revient sans arrêt le fameux «téséma, téséma », (c-à-d, c-à-d ), et puis le charabia reprend le dessus, signe que les moyens d’expression et de communication sont absents.
Boukahbeche et Zouaoui, voilà deux hommes, sans pouvoir ni budget, nanti uniquement de leur professionnalisme et de leur volonté, ayant à leur actif des résultats linguistiques exceptionnels que tous les programmes de l’enseignement public, les budgets astronomiques, les colloques et séminaires organisés régulièrement, etc., ne pourront jamais se prévaloir de leurs performances !
Ceci est également valable pour l’apprentissage de Tamazight, dont hélas on observe les mêmes dérives linguistiques que celles observées dans l’utilisation des langues arabe et française, du genre : «barlemen» (parlement), «diputi» (député), «srevess» (service), «l’avio» (l’avion), sreves lamen (service de sécurité), etc. Dans ces conditions, le risque est grand de voir le «bébé» étouffé dans ses langes et le pays obligé d’envoyer ses enfants apprendre la langue Amazigh dans des écoles marocaines plus performantes
*Journaliste-écrivain
4 mars 2012 à 12:37
CultureDimanche, 04 Mars 2012 10:00
…PORTRAIT…
Jean El Mouhoub Amrouche
Par : Hamid GRINE
C’est un oublié de l’histoire que cet authentique héros. Mais de quelle histoire parle-t-on ? L’officielle, écrite par les thuriféraires qui ont en fait un fonds de commerce ou la vraie écrite avec le sang des martyrs et qu’on ne connaîtra vraisemblablement dans son âpre vérité que quand les derniers protagonistes de la guerre de Libération auront disparus. En attendant ce jour, ne nous impatientons pas, ne nous morfondons pas. “Patience est tout” et combien j’aime cette phrase de Rilke à laquelle je suis très peu fidèle ! Passons. J’ai rencontré Amrouche il y a très longtemps et d’une manière détournée : dans une biographie consacrée à Camus. Je découvre un homme rare, un homme inflexible sur ses positions. Il aimait et admirait Camus, mais il aimait encore plus la justice, donc l’Algérie. Que fait-il ? Il arrondit les angles et fait le mort avec l’auteur de l’Étranger comme l’ont fait d’autres écrivains algériens qui n’ont pas voulu affronter de front un Camus au sommet de son influence éditoriale ? Ni une, ni deux, ni même trois : il publie en 1958 dans le journal le Monde un article cinglant. Son titre vaut la poudre des djebels “La France comme mythe et comme réalité, de quelques vérités amères”. S’il était jusque-là un homme de lettres plus ou moins connu grâce à sa poésie et ses émissions radiophoniques avec les plus grands écrivains de son temps, le papier le fit entrer dans l’arène politique. Il signa ainsi – et de quelle superbe façon ! – la rupture définitive avec Camus. Ce combattant avec la plume vaut ceux des armes. Et si c’est dans l’arène qu’on reconnaît le gladiateur, comme le professe le père Sénèque, et bien, cet homme rond et lisse s’est révélé un gladiateur de premier ordre. Il avait le cœur en bronze, même s’il s’est brisé par la suite. De confession chrétienne, souvent en porte-à-faux ici avec ses frères de race à cause de sa religion, en porte-à-faux là-bas avec certains qui le traitent de bicot à cause de ses origines, Jean El Mouhoub Amrouche n’était pas un être en vertige à la recherche de son identité, cette belle excuse qui aurait pu lui servir d’arme d’inertie ou de neutralité, genre “Je ne sais pas qui je suis, je ne fais donc rien !” Et bien, non ! Il savait qu’il était un fils d’Ighil Ali et que le sang qui coulait dans ses veines était un sang pur d’Algérien irrigué par le souffle des ancêtres qui n’ont jamais courbé l’échine. Et quand ils la courbent, c’est qu’ils sont déjà morts. Mourir n’est rien disait le poète, s’abaisser c’est pire. Tête haute l’ami, toujours tête haute. Il savait tout ça, Jean. Et même plus, lui qui disait : “La France est l’esprit de mon âme. L’Algérie est l’âme de mon esprit.” Au-delà de la boutade, il y a une vérité profonde, celle d’un homme qui n’a jamais renié ses racines au point de se battre jusqu’à son dernier souffle pour l’indépendance de son pays. Il est d’ailleurs mort d’amour pour lui. Aujourd’hui qu’on célèbre les cinquante ans d’indépendance, il serait bon de donner enfin à Amrouche la place qu’il mérite, celle d’un grand patriote. J’ai la nette impression – et combien voudrais-je me tromper – que sa religion, celle des anciens colons, l’a marginalisé. Je le dis franchement : j’ai une tendresse particulière pour ce juste dont les positions anticolonialistes n’ont souffert d’aucune ambiguïté. Il aurait pu se taire pour faire carrière dans les lettres. Il ne s’est pas tu, car il ne connaissait pas l’art du compromis. Hé c’était un poète qui écrit comme il vit : avec le cœur ! Lui et Jean Sénac méritent un hommage particulier de la patrie. De la patrie reconnaissante à ceux qui ont fait passer leur amour avant le parisianisme et la futile gloire des lettres. Encore un mot : les dernières paroles de Amrouche ont été prononcés en Kabyle. Il tend ainsi la main à ses ancêtres. Manière de leur dire : “Je n’ai jamais renié ma race…” À l’Algérie de ne plus renier son illustre fils…
H. G.
hagrine@gmail.com
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