Paru le :03/11/1981
Editeur :Gallimard
Collection :Folio
ISBN :2070373266
EAN :9782070373260
Nb. de pages : 256
Quatrième de couverture
Un jeune Algérien raconte à son amante étrangère les péripéties hallucinées de son histoire marquée par la répudiation de sa mère.
Ce roman met à nu la société traditionnelle où la sexualité débridée, la superstition et l’hypocrisie forment la trame romanesque – transcendée par une écriture flamboyante – d’une enfance saccagée.
Extrait du livre
Hôpital. Bégonias dans le jardin. Fenêtres ouvertes. Les infirmières à varices déambulent, se méfient des malades qui gloussent et des scorpions qui grouillent sous les lits. Elles ont peur, mais elles auraient mieux fait d’être apodes plutôt que d’énerver les patients avec le glissement furtif de leurs pas. A quoi rime ce va-et-vient doucereux ? L’agitation est d’autant plus vaine qu’elles ne craignent rien : au moindre incident, des hommes dissimulés derrière les portes interviendront et juguleront toute tentative de sédition. Titubation : un malade entre, il a l’air d’un anachorète qui a perdu sa transe; une fois couché, le nouveau venu perd de son intérêt et il ne nous reste plus qu’à chercher un nouveau pôle d’attraction. Les bégonias ? Ils ont l’air passif. Les scorpions ? Ils ne cessent de tourner en rond et le bruit qu’ils font en s’entrechoquant ne peut parvenir qu’à une oreille initée. Un plateau plein de fruits trône sur la petite table vissée à mon lit; elle est donc venue. Préciser l’heure de son arrivée ou de son départ est au-dessus de mes forces ; me souvenir de ce qu’elle m’a dit exige un effort qui me laissera fourbu toute la semaine, la peau moite ; impression d’avoir mué en utilisant un émollient que le médecin m’aurait donné en cachette car le règlement interdit de telles pratiques : changer de peau. Inutile de me rappeler l’heure de son arrivée, ni la couleur de sa robe ; je connais seulement son prénom : Céline, et le numéro très spécial de sa voiture. Elle vient me voir souvent et le médecin m’autorise à partir avec elle pendant le week-end ; nous retrouvons alors la chambre hideuse et la couverture effilochée et j’ai hâte de revenir à l’asile, bien que j’aie passé toute la nuit à répéter que je ne voulais pas y retourner. Dans le service où je suis, il n’y a pas de camisole de force et personne ne hurle ; seules les infirmières nous gâchent notre plaisir et notre bien-être ; elles sont laides et ont la manie de faire sécher leurs mouchoirs sur les rebords des fenêtres de la grande salle commune ; elles arborent aussi une nodosité qui donne à leurs viages un caractère inexpugnable et définitif. Effrayantes, bigles, simiesques haridelles ; elles se prennent pour des martyres parce qu’elles soignent des fous. L’une d’entre elles ressemble étrangement à Lella Aïcha, la belle-mère de ma défunte soeur ; elle évite de me regarder et j’en fais autant ; son fils s’est remarié depuis quelques temps (comment l’ai-je appris ? Je n’en sais rien ! ). Tremblements. Vibrations… Sueur, ma mère ! La ville nous parvenait comme une rumeur impalpable et démesurée ; l’été s’éternisait et venait de la mer ; nous ne savions plus que faire. Dis-moi, Céline, lentement, le nom de la ville où je suis et le nom de la mer qui la baigne… Les médecins refusent de me le dire, sous prétexte que je simule.
Le récit de La Répudiation est dit par Rachid, le narrateur qui le « raconte » à Céline et qualifie cette narration de « tentaculaire ». L’ écrivain organise son texte de la même manière, laissant apparaître une structure décousue que l’ on assimilerait volontiers à l’ expression du délire.
Sans lien chronologique, le roman est constitué de séquences de réminiscence mettant en scène:
- Des « fêtes » religieuses. Le Ramadhan, interminable kermesse, donne entre autres le spectacle de l’ abondance outrancière des victuailles: « on stockait pour un mois des comestibles rares et coûteux. Le carême n’était qu’un prétexte pour bien manger durant une longue période, car on se rattrapait la nuit sur l’ abstinence somme toute factice du jour. Ripailles ». L’ Aïd se déroule dans une débauche de sang et de luxure où s’ inscrit le génocide de « l’ enfance désabusée par tant de sadisme et de cruauté scintillante, une cruauté qui érodait toute l’ innocence dont nous étions capables ».
- La présence autoritaire des mâles: religieux ou laïcs, tous s’ accordent à légitimer la société machiste dont témoigne la répudiation de la mère:
Solitude, ma mère! l’ ombre du coeur refroidi par l’ annonciation radicale, elle continuait à s’ occuper de nous. Galimatias de meurtrissures ridées. Sexe renfrogné. Cependant, douceur! Les sillons que creusaient les larmes devenaient plus profonds. Abasourdis, nous assistons à une atteinte définitive.
- La pratique dévastatrice de la sorcellerie, arme des indigents: « Dieu devait faire revenir Si Zoubir sur sa décision, sinon les sorciers entreraient en transe et les pratiques des charlatans envahiraient la maison. »
- La répression politique instaurée par le « clan » est tournée en dérision: « Ils continuaient à me poser les mêmes questions absurdes, répétées chaque jour dans le même ordre strict et minutieux, ne changeant jamais, ne variant d’aucune façon. »
Roman ethnographique en apparence, La Répudiation est perçu comme un roman contestataire où le discours envisage l’ autodafé de la société traditionnelle saisie dans ses vices, sa laideur et sa violence: « dénonciation que j’exagérais parce que je la voulais plus acerbe. »
L’ imagerie du « réalisme grotesque » l’ emporte et déclenche le carnaval où nous retrouvons invariablement la relation au boire et au manger liée à l’ écoeurement, sur fond sonore cacophonique, lié à une agitation de foule. Ces caractéristiques d’un texte qui se rattachent au fonds populaire contribuent à l’ élaboration d’un texte second. Le récit subit ainsi la cassure et le renversement voulus par l’ écriture subversive. Soulignant chez l’ homme algérien la mouvance de l’ imaginaire entre le profane et le sacré, l’ écrivain intervient pour ramener deux données contradictoires évoluant en parallèle, à une même finalité: leur échec afin de les neutraliser.
Les effets de cassure et d’enfermement, de renversement et de transformation menés par une démarche parodique et une dérision poussée jusqu’à l’ absurde, empêchent le roman de se constituer comme tel par effraction. Une telle construction n’était possible que grâce au narrateur qui accepte de perdre sa raison pour conquérir le pouvoir de dénonciation. « La folie simulée n’était qu’une attitude de défense », une « maladie mythique créée de toute pièce » pour le triomphe de la liberté d’expression qui permet à Rachid, perdu dans le vertige de la mémoire, de dire sa propre répudiation du milieu familial et social, dire sa « bâtardise » pour répondre au « Qui-suis-je » initial, une fois de plus repris dans L’Insolation, second roman, considéré comme l’ espace où se poursuit l’ itinéraire de Rachid, en rupture de ban après une jeunesse rescapée.
Présentation de : Rachid Boudjedra
Rachid Boudjedra est né le 5 septembre 1941 à Aïn Beïda.
Après des études de philosophie et de mathématiques à l’université d’Alger et à la Sorbonne, il adhère, lorsque l’Algérie devient indépendante, au Parti communiste dont il est toujours membre. En 1965, il est arrêté et emprisonné lors du coup d’Etat de Boumédienne. A sa libération, il se rend en France et publie en 1969 La Répudiation, roman-manifeste de la contestation du régime algérien et de l’archaïsme des mentalités, qui sera censuré dans son pays.
A partir de 1972, il séjourne au Maroc où il écrit L’Insolation, Topographie idéale pour une agression caractérisée. En 1975, il rentre définitivement en Algérie et écrit le scénario des Années de braise qui obtient la Palme d’Or du Festival de Cannes. Il a publié depuis une quinzaine de romans dont L’Escargot entêté, Le Démantèlement, Le Désordre des choses, un pamphlet contre l’intégrisme : F.I.S.
de la haine, en 1992, Lettres algériennes et La Vie à l’endroit. En 1987, il fonde la Ligue algérienne des Droits de l’homme, dont il devient le secrétaire général. En 1988, avec plusieurs intellectuels algériens dont certains ont été depuis assassinés, il participe à la création du Comité contre la torture. Rachid Boudjedra, condamné à mort par les intégristes depuis 1987 pour avoir traduit en arabe L’Insolation, vit toujours en Algérie.
Il est l’écrivain algérien le plus traduit au monde, mais aussi l’un des intellectuels les plus menacés.
2 mars 2012
Rachid Boudjedra