Paru le :14/03/2007Editeur :
Edition Thierry Magnier
Collection :
ISBN :2844205429
EAN :9782844205421
Nb. de pages :
Quatrième de couverture
Les mots de la guerre, répétés par les femmes, je ne les ai pas oubliés.
J’écoutais les hommes, ceux qui parlaient encore lorsqu’ils jouaient aux dominos, ceux que j’accompagnais dans la forêt pour faire le bois, ils bavardaient à la pause, assis sur des cailloux, sur des troncs d’arbres autour d’un feu, l’hiver, il faisait froid dans les forêts, aussi froid que dans ces camions militaires bâchés qui roulent vers la ville assiégée. Les mots des hommes, d’une langue à l’autre, n’étaient pas ceux des femmes, ce n’était peut-être pas la même guerre ? Je ne posais pas de questions.
Ils n’auraient pas répondu.
Extrait du livre
Elles font le boulevard C’est une ville coloniale prospère. Dans les villas, notables et colons bavardent les soirs d’été, derrière les lourdes bougainvillées, roses, rouges, violettes, on les entend sans les voir, les voix des femmes rient trop fort, cascades pointues jusqu’au cri strident. Qui les fait rire ainsi ? Les jeunes filles de la Colonie vont par petites bandes sur le boulevard, boulevard de la République ? aller-retour, chuchotant et riant, leurs cheveux s’agitent en boucles, les jeunes légionnaires les regardent, ils sourient, ils vont et viennent, les mêmes, chacune se réserve le plus beau jusqu’au prochain boulevard, les frères, de loin, surveillent les soeurs, qu’elles ne rient pas si haut, les militaires qui les croisent sauront ce qu’elles cherchent, à plaire, oui, à plaire seulement, savoir cela, qu’elles plaisent à ces hommes qui feront la guerre, bientôt. Elles ignorent encore le boulevard interdit, dangereux, et les rires des jeunes filles qui rient aux éclats cesseront, les regards du désir se porteront vers des lignes de crête désertes, les vierges rieuses oubliées, le rire des femmes qu’on réserve aux soldats sous la tente ou dans le camion du BMC n’est pas le rire du boulevard dans la ville. Sidi Bel Abbès maison mère de la Légion où, en 1843, s’installe le 3e bataillon du 1er régiment étranger, un simple poste militaire deviendra une ville en 1847, après le soulèvement des Béni Ameur expulsés au Maroc en 1845. Dans la même ville, le 11 août 1961 «tombe le dernier légionnaire en Algérie, lors d’une fusillade dans le jardin public de la ville». Augustin de Moerder, le frère d’Isabelle Eberhardt, «Isabelle l’Algérien», légionnaire à Sidi Bel Abbès aura-t-il croisé, dans les dernières années du XIXe siècle, les jeunes filles de la promenade, le boulevard existait-il et les familles nées dans ce pays, les ancêtres venus d’Espagne ou de France, gardaient-elles enfermées les filles à marier ? Augustin a peut-être rencontré, aristocrate russe déguisé en légionnaire français «nouveau soldat créé par la France» en 1831, une jeune et belle Andalouse, des ancêtres arabes avant la chute de Grenade, les yeux noirs des femmes de la campagne où il galope à cheval comme sa soeur Isabelle, Ténès et El Oued et Ain Séfra, autour des fermes de Ténira ou Tabia, près de Sidi Bel Abbès.
2 mars 2012
EXTRAITS, Leïla Sebbar