Paru le :17/11/1988
Editeur :Gallimard
Collection :Folio
ISBN :2070380874
EAN :9782070380879
Nb. de pages : 448
Quatrième de couverture
Aux confins du désert, Manama est barricadée derrière ses murailles d’époques différentes. Elle vit de la débrouillardise de ses habitants, du commerce de linceuls en soir brodée, des paris sur les combats de béliers et de l’évocation nostalgique d’un passé glorieux.
Une équipe de cinéastes étrangers arrive dans le village pour tourner une superproduction d’après Les Mille et Une Nuits. C’est à la fois l’éblouissement et la panique des villageois.
À travers la chronique dérisoire de cette bourgade excentrique, travaillée par une conscience douloureuse, transparaît une vision progressiste de la réalité historique arabe en tant que valeur universelle, à la fois fragile et explosive.
Extrait du livre
Lorsqu’au IXe siècle un riche commerçant construisit le village de Manama à l’intérieur des remparts, sur le lieu de passage des caravanes qui troquaient le sel et les dattes contre de l’avoine et de la verrerie, faisaient en plus des échanges sans malice ni esbroufe, revenaient avec des chameaux chargés de provisions, bimboloterie, bijoux, benjoin, cire, tissus, ustensiles et appareillages plus ou moins compliqués mais tellement nécessaires à la réalité quotidienne et au prolongement des rêves et autres mirages tatoués, à même les visages, liquoreux et charpentés, bois d’ébène dégoulinant de perles amères à la fois et salées, il avait la prétention de convertir cet endroit en une capitale, lien entre plusieurs civilisations et deux ou trois continents. Ce rêve insensé échoua, parce que le centre de gravitation du commerce du sel se déplaça un millier de kilomètres plus bas.
Le délire est lieu de la métamorphose qui engendre la déréalisation, celle-là même qui caractérise Les 1OO1 années de la nostalgie.
L’ univers déréalisé de ce roman, avant de constituer une fresque allégorique où chaque signe est métaphore, s’ avère la réalité vécue, réalité absurde et dérisoire. Car dans un monde pris au piège de ses propres contradictions, aveuglé pas ses tares sociales et psychologiques, politiques et historiques, intellectuelles et idéologiques, la raison se corrode. Dès lors l’ invraisemblable, partie intégrante du quotidien, langage des frustrations accumulées, devient aussi langage de l’ ironie qui use du fantastique et du baroque, du merveilleux et du fabuleux pour contre-carrer la violence:
Manama subit le bouleversement jusque dans l’ inversion des paysages. Le village coulissa sa partie haute vers le bas, sa partie basse vers le haut… L’ entrée de Manama devint la sortie et vice-versa. Seuls les rempart tinrent bon. Pour la première fois, des étrangers eurent peur et la singularité des phénomènes les subjugua à leur tour à tel point qu’ils se mirent à confondre les objets, appelèrent un mur une faille, une ombre un soupir.
La réalité forgée dans la démence, sans repères référentiels, sollicite cette obsessionnelle fouille de l’ histoire, un itinéraire à rebours que Mohammed S.N.P. entreprend à travers souvenirs, témoignages et livres:
Mohammed S.N.P. se passionnait pour l’ histoire de son village… Une obsession le traquait. Quatre-vingt-dix ans exactement après la mort d’Ibn Khaldoun, le 28 mars 1498, Ahmed Ibn Majid, par ailleurs très médiocre poète, avait ouvert aux occidentaux, non seulement la voie maritime de l’ Inde, mais les pays des épices, de la soie, du coton et des esclaves, au moment où les manaméens n’en revenaient pas d’être effilochés, déchiquetés, mis en lambeaux…
Le narrateur s’ engouffre au plus profond des siècles à la recherche des arcanes du passé arabe: « Dour racontait la revanche des Zindjs réalisée par les Carmates… » La traversée entre les décombres de l’ histoire donne à l’ écriture un caractère archéologique. Ainsi le récit se situe à la fois dans « l’ irréalité » des fantasmes et s’ ancre au coeur du patrimoine des origines. Il se gonfle et se creuse suivant le mouvement que lui assigne l’ écriture qui triomphe dans l’ expression de l’ exagération, du futile comme de l’ essentiel soigneusement confondus. Un récit où alternent les moments de tension et de léthargie, de passion et de désintérêt, d’amour et de violence. Autant de dyades oppositionnelles qui composent la structure du roman avers et revers.
Le projet révolutionnaire à l’ oeuvre ne cache pas sa référence idéologique au communisme et se traduit par une écriture ostensiblement ludique. Le référent idéologique devient un prétexte à l’ élaboration scripturale. Cette écriture se prête aux jeux de l’ imagination et sa luxuriance confère au récit ambiguïté et complexité.
2 mars 2012
Rachid Boudjedra