Le romancier et poète Rachid Boudjedra, l’un des écrivains nobélisables du continent africain, homme de conviction et personnage attachant, revient avec un roman-confession sur la guerre d’Algérie. Il fait le récit d’une nation jadis victorieuse mais encore ankylosée par les non-dits. J’ai éprouvé le plus grand plaisir à recueillir ses propos pour Le Courrier de Genève du samedi 20 mars 2010.
Né en 1941 à Aïn Beida (Algérie), Rachid Boudjedra, arabophone et francophone, auteur d’une vingtaine de livres traduits dans vingt-quatre langues, décrypte, dans Les figuiers de barbarie, la liquidation inachevée du colonialisme en Algérie. « C’est le roman d’une vie », assure cet écrivain ancien membre du Maquis puis récemment traqué par les islamistes. Agaçant pour les uns, unique et indomptable pour nombre d’observateurs, il réclame une « catharsis » continentale.
Dans un avion reliant Alger à Constantine, deux cousins, vont enfin se parler. Ils se souviennent des nuits incandescentes passées entre deux fiévreuses jumelles, se remémorent aussi la place réservée aux figuiers de Barbarie, ces plantes épineuses et fières « sentinelles qui veillaient sur le pays » et sur ses combattants. Tout en évoquant les massacres dans les deux camps, la peur subie dans l’âpreté des combats, ils en arrivent au sujet enfoui et douloureux, celui du rôle de l’oncle Kamel, commissaire à Batna pendant la colonisation. Rachid Boudjedra, taille à vif dans les mémoires engourdies et tonne : « En fait, le colonialisme est une maladie chronique. Presque cinquante ans après, cette saloperie continue à faire souffrir beaucoup de monde. » (Les figuiers de Barbarie, éditions Grasset, 2010 – 270PP.)
Vol au-dessus d’un nid de regrets.
1- Ce livre est-il la remise à l’heure d’une pendule mémorielle ?
C’est un roman-bilan dans lequel deux personnages résument leur vie.
2- En une heure de vol, l’exercice paraît peu crédible.
Erreur, il a bien eu lieu entre mon cousin et moi. Nous avions des choses à nous dire sur la guerre, son père, ancien commissaire à Batna et qui n’a pas revu le corps de son autre fils, Algérien et membre de l’OAS. L’un de mes cousins a en effet été happé par l’épuration au lendemain de l’indépendance.
3 – D’où le recours à une narration moins déclamatoire ?
En plaçant les deux personnages dans un avion, j’ai opté pour un confessionnal entre ciel et terre afin de sortir de la récrimination et du factuel. Je cite des noms de bourreaux, appartenant aux deux camps. Je rends aussi hommage aux hommes et aux femmes dont on parle peu mais qui sont entrés dans le monument aux martyrs de la cause algérienne : Abbane Ramdane, Fernand Yveton, Maurice Autin, et les femmes : Hassiba Ben Bouali, Zohra Drif, Annie Steiner, Jeanne Messica, bref, des Juifs, des communistes, des Arabes, des Pieds-noirs, des hommes de toutes origines. Tous, des foutus, des cabossés de la guerre d’Algérie !
3- Dans « Le rapt », le romancier algérien Anouar Benmalek revisite aussi une page sinistre ou peu avouable de la guerre de libération. Effet de mode ?
Moi, j’ai vécu les événements de l’intérieur. Mon propos a toujours été de me précipiter à l’intérieur de la maison pour en chambouler le faux ordre et détricoter les apparences. Je cherche à relier la physique à la métaphysique. La dénonciation qui a cour ces temps-ci est louable. Mais elle n’est rien sans le doute générationnel. C’est cela que je veux répandre.
4- Vous n’avez jamais de certitudes ?
Des tonnes ! Les deux personnages du roman sont sombres car ils tentent de comprendre. Ce n’est pas une opération qu’on engage en dansant ou en hurlant. Ils constatent finalement qu’ils ont des existences médiocres, en deçà des espérances fondées dans le maquis.
5- « Toutes les révolutions aboutissent au ratage, mais il faut les faire quand même ! » soupire le narrateur. On vous a connu plus combattif !
Fallait-il engager le combat contre le colon ? Mille fois oui ! Malgré toutes les dérives, malgré les outrances des nouveaux riches, je choisis l’Algérie actuelle. Avant le 5 juillet 1962, date de l’indépendance, il y avait 8 millions d’Algériens. Nous sommes 35 millions aujourd’hui. Seule 10% de la population allait à l’école et 100% de nos jours. Certes, 50%, en situation d’échec, sont éjectés de l’école mais il faut remédier à cette frustration, à l’échec de la jeunesse. Elle ne veut d’ailleurs pas souvent qu’on lui parle de cet échec car elle le ramène aussitôt à celui du pays. « Pourquoi avez-vous été colonisés ? C’est parce que vous étiez des cons ! » tranche-t-elle.
6- Le narrateur n’aurait-il pas dû mentionner l’engagement du médecin Antillais Frantz Fanon dans la galerie des illustres algériens ?
J’ai choisi de parler de ceux qui étaient au maquis. Mais Fanon est vénéré en Algérie et mérite à lui seul un roman auquel je pense depuis fort longtemps. Mon narrateur, un chirurgien, est un hommage rendu à ces médecins et personnels soignants qui œuvrent pour réparer le corps politique et les âmes meurtries de l’Algérie.
7- Les deux jumelles, Dounia et Mounia, aimantes et perverses, courageuses et résignées, représentent-elle les visages de l’Algérie que vous vouliez peindre ?
Le bonheur m’a toujours ennuyé. C’est une phrase que j’utilise dans le roman. Ce qui m’intéressait était de proposer un fragment supplémentaire de la grande fresque sur la condition humaine dessinée par Malraux. Tout n’a pas été glorieux dans le maquis où j’ai failli être violé par mes compagnons d’armes. Aujourd’hui, avec un rare cynisme, tout le monde en Algérie trompe tout le monde. Les maris excellaient déjà dans ce registre… Voici que les femmes s’y mettent à leur tour avec une fougue et un art de la dissimulation inimaginables.
8- Cinquante ans après les indépendances, que manque-t-il à l’Afrique en général et à l’Algérie en particulier ?
L’Algérie doit considérer qu’elle avait de quoi rendre heureuse sa population. Les quinze années d’horreur et de ruades intégristes n’étaient-elles pas inscrites dans les gènes du FLN ? La désillusion africaine vient de la déception sur le partage de la richesse. Nous pouvons crier, avec raison, « c’est la faute à Hugo ! » mais nous avions un seul hôpital à Alger pendant la colonisation et 50 aujourd’hui. Il y avait peu d’universités et 450 actuellement dans le pays. Ce progrès-là doit être reconnu et palpable dans les porte-monnaie.
2 mars 2012
GUERRE D-ALGERIE, Rachid Boudjedra