Paru le :13/10/1986
Editeur :Gallimard
Collection :Folio
ISBN :2070377660
EAN :9782070377664
Nb. de pages : 256
Quatrième de couverture
Voici l’odyssée pathétique d’un émigré qui se retrouve piégé dans les boyaux dédaléens du métro. Cette descente aux enfers prend ici un relief saisissant grâce à un style superbe et à une technique romanesque parfaitement appropriés aux lieux où se déroule – à huis clos – la mise à mort de l’étranger.
Extrait du livre
Le plus remarquable, ce n’était pas la valise en carton-pâte bouilli qu’il portait presque toujours à la main gauche (l’enquête prouvera plus tard qu’il n’avait jamais été gaucher) avec le bras quelque peu en avant de telle façon qu’à chaque détour de couloir ou à chaque tournant d’escalier mécanique, on la voyait apparaître – bourrée à craquer, avachie et au bout de son vieillissement avec sa peau tavelée de centaines de rides, créant une sorte de topographie savante à force de ténuité menant vers une abstraction de mauvais aloi pour une valise aussi malmenée d’autant plus que ses ferrures rouillées donnaient à sa clôture une fragilité supplémentaire – précédant le corps de son propriétaire ou plus exactement le bras de ce dernier, de quelques secondes poussives paraissant des minutes fabuleusement longues à ceux qui, soit par inadvertance, soit par curiosité, la voyaient apparaître suspendue en l’air entre le gris sale du sol jonché de jaune (tickets de métro) de blanc-gris (mégots de cigarettes) et de bleu-rouge (papiers divers), etc., et celui de l’espace plus laiteux certes mais cerné de temps à autre par des losanges de lumière rachitique et jaunâtre émise par des ampoules suspendues au-dessous des voûtes extraordinairement hautes à tel point qu’il ne venait à l’idée de personne, même parmi les gens les plus indifférents au spectacle de la valise volumineuse, d’aller regarder jusqu’où culminait le plafond comme s’il y avait pour les décourager toutes ces différentes strates et couches d’atmosphère viciée volutée-bleu épaissie selon des degrés divers entre la tête de la personne la plus grande et la partie la plus profonde du plafond â moitié moisi pelant par grosses plaques de chaux humides agglutinées comme par hasard et demeurant fixées comme par un miracle de mauvais arpenteur qui, au lieu de mesurer cet espace, va le transmuter par une solidification constante de ce qui se ramollit et s’humecte; le tout – le rapport sol-espace – découpant l’objet et le cernant de toutes parts comme une esquisse dont les parties vierges du tracé au fusain auraient été hachurées par un dessinateur malhabile, certes, mais très rusé qui aurait, de cette manière, su capter l’attention de ces, voyeurs que l’on peut maintenant classer en trois catégories : ceux qui font semblant d’être surpris, ceux qui font semblant d’être impassibles et ceux qui font semblant d’être curieux, fascinés, ou donnant l’impression de l’être, par l’intrusion de la valise déformée dans l’espace si richement structuré voire surchargé du Métropolitain, heureux en tout cas de l’aubaine qui leur est donnée pour oublier pendant quelques secondes la laideur de ces matériaux superposés selon un désordre factice alors qu’en réalité les yeux mobiles peuvent découvrir une sorte de symétrie strictement routinière et affligeante : l’autre côté du quai, semblable en tout point à celui sur lequel ils regardaient passer la valise d’abord, puis l’homme à la valise, ensuite, désemparés par l’énormité de l’objet boursouflé et béant par plusieurs ouvertures, sanglé de ficelles de différentes couleurs dont les bouts effilochés se balançaient au rythme de la marche rapide du porteur se demandant tout à coup s’il ne s’était pas encore trompé de côté tant la similitude entre les deux parties de la station lui paraissait grande, chacune lui semblant être le reflet de l’autre, d’autant plus que les panneaux ne pouvaient lui être d’aucun secours, ayant envers eux une véritable antipathie voire une hostilité intangible puisqu’il ne pouvait en déchiffrer l’écriture lui apparaissant comme un ensemble de formes mutiles dont le seul but était de l’agacer, d’où donc une méfiance radicale envers elles et envers tout!







2 mars 2012
EXTRAITS, Rachid Boudjedra