La folie prend plusieurs visages dans l’ oeuvre de Boudjedra. Ainsi dans L’ Escargot entêté elle est de type névrotique et atteint un commis de l’ État au service de la dératisation qui a pour mission d’assainir la ville. L’ extermination des rats qu’il veut mener d’une manière scientifique (« abandonner les anticoagulants et utiliser un mélange de poisons rapides et des poisons fumigènes. Je connais la recette. Cette fois-ci j’emploie les grands moyens. D’un côté une addition d’alphachloralose, de strychnine et de phosphore de zinc, de l’ ANTU, de composé 1080e de sulfate de thallium. De l’ autre, une addition fumigène de bromure méthylique, d’acide cyanhydrique, de monoxyde de carbone et de cyanure de calcium pulvérisé… fébrilité des grands jours ») reste à l’ état de projet d’autant qu’il se prend d’affection pour les rongeurs alors au moment même où il se sent harcelé par un minuscule escargot.
Le récit, à la fois « fable politique » et pamphlet, définit un triple espace où l’ univers des origines s’ enchevêtre avec celui de l’ étranger pour féconder l’ univers hybride du narrateur. Sa renaissance dans le carnavalesque, issu de la coexistence à la fois pacifique et corrosive de deux mondes antagonistes ouvre le chantier d’une écriture conflictuelle où s’ épanouit la langage ironique au nom de la parole libre, faussement censurée, comme en témoignent les énoncés gnomiques tels que: « La tête du chauve est proche de Dieu », « On ne cache pas le soleil avec un tamis », « Le fils du rat est un rongeur »…
La sphère des origines hautement revendiquée par le narrateur qui s’ écrie comme pour se convaincre « Je suis Arabe et je le reste », est marquée d’indices de la vie quotidienne arabo-musulmane et porte le sceau de la culture populaire – le texte est émaillé de proverbes. Mais elle s’ enveloppe des caractères de la société moderne occidentale qui impose elle aussi son patrimoine mythologique et scientifique: « Onan (…) Dieu le fit mourir pour le punir de ce péché ». « … Ce qui se passe chez les Grecs me laisse indifférent, les présages arabes me suffisent amplement. Donc cette signification chez les anciens Grecs me laisse froid »…
La coprésence de ces deux mondes incite le narrateur au choix d’une appartenance culturelle et invalide à la fois un tel choix car chaque énoncé qui rappelle une parcelle de l’ identité du même subit la distorsion que lui inflige la volonté ironisante de l’ écrivain qui, tout en revendiquant sa personnalité, s’ en détache simultanément. En final, l’ emprisonnement de « je » dit la perte de l’ illusion de désaliénation et suggère la nécessité d’assumer la blessure identitaire.
L’ absurde et le fantastique qui envahissent le texte sont aussi produits par l’ écriture « gastéropode » qui adopte l’ expression litotique, « l’ art d’effleurer » et celui de la dérobade. Il faut aussi ne pas ignorer les élans poétiques qui se manifestent presque par effraction dans l’ oubli de la censure de tout lyrisme:
C’est l’ automne. Profusions végétales. Protubérances arborescentes. Avec le halo des lampes et la vitre embuée, le jardin est une fantasmagorie prodigieuse. Et poussant dans ma tête des milliers de bégonias, fissurant mes neurones à en éclater dans la turbulence vibratoire et touffue d’un état d’âme minéralisé. Nageoires en forme de fleurs.
20 mars 2012
Rachid Boudjedra