Billet (informations)
Le billet est une forme courte, informationnelle, humoristique, souvent satirique. Elle s’apparente à la fois au « witz » freudien, ou mot d’esprit, et au pamphlet. La forme est aussi ancienne que la presse.
Le billet d’humeur est le lieu de l’indignation, du coup de gueule. C’est une prise de parole individuelle qui sort le journal d’un certain conformisme, d’une routine. Le billet d’André Frossard, tenu dans Le Figaro de 1963 à 1995, s’intitulait ainsi Cavalier seul.
Le billet d’humeur, parfois proche en longueur de la chronique, c’est donc un auteur qui impose sa marque, son style. Les billets de Pierre Marcelle dans Libération ou de Pierre Georges, puis Eric Fottorino dans Le Monde établissent un lien fort avec leurs lecteurs. Mais le billet peut être une œuvre collective : Beachcomber a ainsi été le pseudonyme successivement adopté par chaque titulaire de la chronique By the way du quotidien britannique Daily Express.
L’humour grinçant, l’ironie sont des composantes importantes du billet. Les papiers de verre, billets d’Hervé Le Tellier dans la lettre des abonnés du Monde.fr, sans doute les plus courts jamais écrits, sont des modèles du genre : deux phrases, où il lui faut énoncer, dénoncer, et surprendre.
Le billettiste est donc un journaliste accompli et qui sait écrire (!), un homme qui possède du crédit et de la maturité.
22 mars 2012 à 18:34
Quelques billettistes récents[modifier]
André Frossard, Le Figaro, Cavalier seul, (1963-1995)
Robert Escarpit, Le Monde, Au jour le jour, (1965-1977)
Claude Sarraute, Le Monde, (1975-1986)
Bernard Chapuis, Le Monde, Au jour le jour, (1978-1985)
Pierre Marcelle, Libération, (1985-2005)
Pierre Georges, Le Monde, la chronique de… (1994-2003)
Jean-Pierre Leonardini, L’Humanité, Le billet, (depuis 2005)
Eric Fottorino, Le Monde, Le billet, (depuis 2005)
Hervé Le Tellier, Lemonde.fr, Papier de verre, (depuis 2002)
Dominique Jamet, France Soir,En toutes libertés.. (2006-2007)
Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup
22 mars 2012 à 18:36
André Frossard, né le 14 janvier 1915 à Colombier-Châtelot (Doubs), mort le 2 février 1995 à Versailles, est un journaliste, essayiste et académicien français.
Biographie
André Frossard est né le 14 janvier 1915 dans le Doubs. Il est le fils de Louis-Oscar Frossard, l’un des fondateurs historiques du Parti communiste français, qui fut à 31 ans le premier secrétaire général du PCF, puis ministre dans les gouvernements du Front populaire.
Il est élevé dans l’athéisme parfait, « celui où la question de l’existence de Dieu ne se pose même plus ».
André Frossard fréquente l’École des arts décoratifs. Il fera alors carrière dans le journalisme en tant que dessinateur et chroniqueur.
Sa grand-mère paternelle est juive et son village de l’est, Foussemagne, « le seul village de France où il y avait une synagogue et pas d’église. » Sa grand-mère du côté maternel est protestante.
À 20 ans, il se convertit au catholicisme, le 8 juillet 1935, dans la chapelle des religieuses de l’Adoration, rue d’Ulm à Paris, dans laquelle il était entré, insouciant, à la recherche d’un ami, André Willemin. Il raconte cette conversion soudaine dans son livre à succès : Dieu existe, je l’ai rencontré.
Il est incorporé dans la Marine en septembre 1936. Entré dans la Résistance dès sa démobilisation (réseau de camouflage du matériel de guerre repris à l’occupant allemand).
Arrêté par la Gestapo de Lyon le 10 décembre 1943, il est interné dans la « Baraque aux juifs » du fort Montluc. Il est l’un des sept rescapés de la Baraque, soixante-douze détenus sur soixante-dix-neuf ayant été massacrés à Bron le 17 août 1944.
Il a été décoré de la Légion d’honneur à titre militaire, et promu officier par le général de Gaulle.
Après la guerre, il collabore à L’Aurore, avant d’entrer au Figaro, puis il est rédacteur en chef de l’hebdomadaire Temps présent, qui fondera Le Monde. En 1990 il avait écrit environ 15 000 articles journalistiques.
Il donne chaque année de nombreuses conférences en France ou à l’étranger, principalement en Italie, où la ville de Ravenne l’a élu citoyen d’honneur en 1986.
Ses livres sont pour la plupart d’inspiration religieuse. En 1990, le pape Jean-Paul II l’a fait grand-croix de l’Ordre équestre de Pie IX.
André Frossard est élu membre de l’Académie française le 18 juin 1987 au fauteuil du duc de Castries (2e fauteuil), le même jour que Georges Duby, et reçu sous la coupole le 10 mars 1988 par le père Ambroise-Marie Carré. Il assure jusqu’à son décès la chronique Cavalier Seul dans Le Figaro.
Il meurt à Versailles le 2 février 1995.
Œuvres
La Maison des otages, Fayard, (1946)
Histoire paradoxale de la IVe République, Grasset, (1954)
Le Sel de la terre, Fayard, (1956)
Voyage au pays de Jésus, Fayard, (1958)
Les Greniers du Vatican, Fayard, (1960)
Votre humble serviteur, Vincent de Paul, Seuil, (1960)
Dieu existe, je l’ai rencontré, Fayard, (1969)
La France en général, Plon, (1975)
Il y a un autre monde, Fayard, (1976)
Les trente-six preuves de l’existence du diable, Albin Michel,(1978)
L’art de croire, Grasset, (1979)
N’ayez pas peur, dialogue avec Jean-Paul II, Robert Laffont,(1982)
La Baleine et le Ricin, Fayard, (1982)
L’Évangile selon Ravenne (1984)
Le Chemin de croix, au Colisée avec Jean-Paul II (1986)
N’oubliez pas l’amour, la Passion de Maximilien Kolbe, (1987)
Le Crime contre l’humanité, (1988)
Portrait de Jean-Paul II, (1988)
Le Cavalier du Quai Conti, (1988)
Dieu en questions, (1990)
Le Monde de Jean-Paul II, (1991)
Les grands bergers, (1992)
Excusez-moi d’être français, (1992)
Défense du Pape, (1993)
L’homme en questions, Stock, (1993)
Écoute, Israël, Fayard, (1994)
L’Évangile inachevé, (1995)
Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup
22 mars 2012 à 18:38
Dieu, le diable et moi
Rencontre avec André Frossard, propos recueillis par Gilles Farcet
Faute de pouvoir, pour ce dossier, interviewer Dieu lui-même, nous ne pouvions faire moins que de nous entretenir avec celui qui dit l’avoir rencontré ! Journaliste redouté pour ses billets du « Figaro » et écrivain religieux à la plume savoureuse, André Frossard, de l’Académie Française, a raconté en un livre qui fit date (Dieu existe, je l’ai rencontré) sa fulgurante rencontre avec Dieu. Loin du personnage solennel auquel on pourrait s’attendre, André Frossard est un homme plein d’humour qui n’a pas son pareil pour, d’une voix gouailleuse, décocher des formules qui font mouche tout en tirant d’un air à la fois ironique et tendre sur son éternel fume-cigarette.
Nouvelles Clés : Votre conversion à une religion particulière, à savoir le catholicisme, n’a-t-elle pas été fonction du contexte ? Saisi par l’expérience mystique dans une église catholique romaine, vous en êtes naturellement sorti catholique romain…
André Frossard : Vous savez, ainsi que je le dis dans mon livre, il m’arrive de sortir d’une gare sans être un train.
N. C. : Certes, mais le catholicisme n a pas l’exclusivité des conversions brutales et des expériences mystiques fulgurantes. L’Islam et l’hindouisme, pour ne citer que ces religions, regorgent d’histoires de ce genre : un indifférent voit soudain ta lumière et consacre son existence à Dieu, un débauché rencontre un saint et laisse tout pour le suivre… Non que vous fussiez un débauché…
A. F. : Oh, je ne l’étais guère plus que vous… Bon, d’accord, il y a des gens qui découvrent une vérité et d’autres qui découvrent la vérité.
N. C. : Admettons que la vérité existe ; pourquoi l’Eglise catholique en aurait-elle le monopole ?
A. F. : Pour les chrétiens, la vérité n’est ni un concept, ni une idée, ni une doctrine, c’est une personne, une personne vivante. Cela change tout, et c’est justement cette personne que j’ai rencontrée. On peut me dire tout ce que l’on voudra, cela ne change rien à mon expérience. Qu’elle ait eu des précédents, je n’en doute pas et cela me rassure : si j’étais le seul à avoir connu cela depuis le commencement du monde, je commencerais à sérieusement à m’inquiéter sur mon cas. Bien avant que cela ne m’advienne, il est effectivement arrivé qu’un indifférent reçoive en un jet de lumière extraordinairement violent une révélation de l’être même de Dieu.
Reste que ces « révélations » sont rares. Si la bienheureuse victime d’un tel éclair tente de s’en ouvrir aux autres, elle va susciter des réactions diverses : il se trouve toujours quelques coeurs simples pour y puiser une aide, un réconfort. Sinon, elle ne rencontre que scepticisme et méfiance… Il en est qui y voient quelque déplorable accident cérébral, parlent d’hystérie, de paranoïa, de névrose obsessionnelle, fournissent des explications neurologiques, lesquelles ont d’ailleurs ceci de remarquable qu’elles n’expliquent rien du tout ! Et puis certains font la même remarque que vous : il y a des précédents. De fait, le christianisme repose en partie sur un certain nombre de phénomènes du même genre qui se sont produits avec plus d’éclat et ont laissé dans l’histoire chrétienne des traces plus profondes que je n’en laisserai, c est sur…
N. C. : Vous disiez que cela vous avait longtemps retenu d’écrire…
A. F. : Oui, car je craignais que les gens ne se disent : « Tant que je n’ai pas reçu semblable révélation, il ne me reste qu’à attendre. » Et puis, cette expérience a des allures d’anomalie. Elle ne s’inscrit pas dans l’ordre habituel des choses. En outre, l’aspect quelque peu miraculeux du phénomène est propre à exciter la défiance, en particulier celle des ecclésiastiques qui n’aiment guère les miracles et voient d’un assez mauvais oeil les bonnes surprises de la religion…
N. C. : Vous n’avez vraiment pas le moindre élément de réponse à cette question : « Pourquoi moi ? » ?
A. F. : Peut-être étais-je plus disponible qu’un autre… Peut-être Dieu fulgure-t-il ainsi toute la journée au nez et à la barbe de tout le monde alors que chacun regarde ailleurs… Peut-être étais-je tourné dans la bonne direction, peut-être étais-je un peu plus vide que mon prochain et donc plus objectif, davantage disposé à recevoir quelque chose que je ne cherchais d’ailleurs pas… C’est possible, mais jamais je ne trouverai d’explication satisfaisante et il serait mauvais pour ma vanité que j’en trouve une.
N. C. : Comment se fait-il que vous aviez d’un coup accepté non seulement Dieu mais l’Eglise ?
A. F. : C’était donné en même temps ! Tout cela était inclus en une même lumière. Voyez-vous, la lumière spirituelle n’est pas de la même nature que celle qui nous éclaire aujourd’hui, par cette belle journée d’été. Elle est beaucoup plus intense, elle est aussi enseignante. Il ne s’agit pas d’une lumière gratuite : elle est chargée d’informations. En même temps qu’elle me révélait Dieu, elle me révélait l’Eglise et tout ce qu’il était bon que je sache du christianisme. Tout cela, je l’ai appris en quelques secondes.
N. C. : Vous êtes un curieux personnage : je devine en vous un côté anarchiste, gouailleur, irrévérencieux, une sorte de folie – de folie mystique, peut-être – qui s ’accommode mal des institutions, des Cardinaux, des Evêques. . . que vous n’aimez d’ailleurs guère.
A. F. : Oh, je supporte très bien le pape !
N. C. : On le sait. Vous m ’avez d’ailleurs fait part au téléphone de votre « devise » : « A bas la calotte, sauf la blanche »…
A. F. : Oui, je fais exception pour le pape ainsi que pour une minorité de cardinaux. Vous avez raison, il y a en moi un sceptique. Si je devais résumer ma métaphysique, je dirais que pour moi, Dieu seul existe et que le reste n’est qu’hypothèse. Voilà le fond de ma pensée ! Quand on a quelque idée de ce qu’est Dieu et qu’on le compare au monde, deux sentiments naissent : l’un qui produit souvent les saints, du contraste entre la pureté de Dieu et la noirceur du monde. C’est ce qu’éprouvent nombre de grands mystiques, lesquels voient le monde sous un jour plutôt pessimiste. Chez d’autres, de tempérament moins puissant et moins absolu, cela engendre un certain sens du grotesque. Ils voient tout le que le monde a de dérisoire, sans pour autant devenir insensible, au contraire. Ils n’en éprouvent que plus de pitié pour la solitude des êtres humains, perçoivent la dimension à la fois touchante et quelque peu comique de tout ce qui est. Voilà pour les mystiques qui ne deviennent pas des saints, au nombre desquels je m’inclus, bien entendu.
N. C. : Qu’en est-il des mystiques qui deviennent des saints ?
A. F. : Ce sont des incendiaires. La première chose qu’ils jettent au feu, c’est leur propre personne. Il désirent brûler et communiquer leur ardeur.
N. C. : Et les autres, comme vous, prennent refuge dans l’ironie ?
A. F. : Il n’y prennent par refuge, ils y ont tendance. Mais l’ironie chez eux, n’efface pas du tout l’émotion.
N. C. : Permettez moi, dans ce cas, d’abuser encore de votre compassion en vous posant une question vaguement perfide : vous venez d’évoquer tout le dérisoire du monde, son néant, pour ainsi dire. Sic transit gloria mundi. Or, et c’est là l’un des paradoxes de votre personnage, l’itinéraire social d’André Frossard, de l’Académie Française, pilier du Figaro, ne témoigne guère d’un mépris du monde. Il apparaît plutôt comme celui de quelqu’un qui s’en serait fort préoccupé.
A. F. : Vous savez, dans la vie, on doute toujours de soi. A partir de ma conversion, je n’ai eu de cesse d’avoir prouvé mon équilibre et mon bon sens, jusqu’à écrire au Figaro, journal qui compte tout de même peu d’illuminés mystiques. Dès lors que l’on entreprend ainsi de démontrer son aptitude à la vie dite normale, c’est un enchaînement. Pour que mon témoignage ne paraisse pas suspect, que l’on n’y voie ni amertume ni regret, il me fallait absolument faire la preuve de ma capacité de réussite selon les termes du monde.
N. C. : Il vous fallait somme toute gagner sur tous les tableaux…
A. F. : Notez qu’à force de vouloir prouver le sérieux de mon expérience, je finis peut-être par prouver le contraire et par me faire du tort ! Peut-être mon témoignage eût-il eu davantage de poids si, après ma conversion, je m’étais retiré dans quelque solitude pour prier Dieu jour et nuit ou m’étais engagé dans l’action apostolique.
N. C. : Justement, qu’est-ce qui vous en a empêché ?
A. F. : Figurez-vous que ma conversion m’a ramené à l’âge de cinq ans. En sortant de cette chapelle, j’avais vraiment cinq ans. Le monde était un jardin, assez joli d’ailleurs et complètement illusoire… C’était un charmant décor, tandis qu’il n’y avait d’autre réalité que Dieu. Je n’avais pas de mission, on ne me demandait rien. Vous comprenez, je ne suis pas Saint Paul qui rencontre le Christ et s’exclame aussitôt : « Que dois-je faire ? » Cette idée ne m’a pas effleuré, jamais je n’ai pensé que l’on pouvait attendre quelque chose de moi. Mes quelques confidences à propos de mon aventure n’ayant provoqué dans mon entourage que suspicion ou inquiétude, j’ai décidé de n’en plus souffler mot et me suis dit : « La première chose que tu as à faire, c’est de prouver que tu n’es pas timbré. » J’y ai, je crois, réussi, et le sommet de la preuve c’est l’Académie Française.
N. C. : Admettons. Mais ne craignez-vous pas de finir par vous y identifier ? Ne risquez-vous pas de vous réveiller un beau matin sans vous apercevoir que vous vous prenez au sérieux ?
A. F. : Il n’y a aucun risque que cela m’arrive, j’en ai la certitude. En effet, ce que vous révèle en premier lieu une rencontre avec Dieu, c’est votre propre néant. Face à cet éclat, cette douceur, cette pureté absolue, devant cet être total, vous voyez que vous n’êtes rien. Cela, jamais vous ne pourrez l’oublier, vous le savez une fois pour toutes. Comment pourriez-vous par conséquent tourner le regard vers vous-même puisque vous savez qu’il n’y a rien ? Circulez, y a rien à voir ! C’est très clair. L’introspection ne présente plus pour vous le moindre intérêt puisque vous savez n’être que néant, un néant dont Dieu a tiré quelque chose.
N. C. : Justement, pourquoi l’a-t-il fait ?
A. F. : C’est sa magie, sa charité… C’est son originalité profonde de tirer quelque chose de rien. Dieu a un côté prestidigitateur ; vous êtes le chapeau duquel il a tiré un lapin. Or, il ne sert à rien de contempler le chapeau… Pour me prendre au sérieux, il faudrait que je me contemple et rien ne m’intéresse moins de me regarder.
N. C. : Un mot du diable : vous lui avez accordé assez d’attention pour lui consacrer un livre (éd. Albin Michel – Col. Espace Libre). « Les 36 preuves de l’existence du diable… »
A. F. : Mon projet en écrivant ce livre était de blaguer, de blaguer sérieusement, bien sûr, comme je le fais toujours. Je voulais dire sous une forme plaisante certaines vérités exotiques. J’ai donc imaginé que je recevais des lettres signées du diable. Ainsi que je le dis dans l’introduction, je m’étais un jour fait cette réflexion : l’Evangile dit du diable qu’il est le Prince de ce monde. S’il l’était vraiment, que se passerait-il ? Il ne m’a pas fallu longtemps pour en arriver à la conclusion qu’il se passerait précisément ce qui se passe aujourd’hui ! Et puis les ennuis ont commencé, sérieux et graves. Voyez-vous, le diable n’aime pas qu’on s’occupe de lui, surtout quand on essaie de ne pas trop faire son jeu. Un ami m’avait averti : « Ne te mets pas à parler du diable, tu vas le voir arriver ! » Et ça n’a pas raté : tandis que j’écrivais, il s’est passé des choses…
N. C. : Feriez-vous précisément allusion à des phénomènes surnaturels ?
A. F. : Nullement. Ces événements avaient un air de naturel inquiétant… Le diable se sert de ce qui existe et se contente d’en user à votre détriment. Non qu’il n’y ait, peut-être, quelques cas, très rares, de possession. Le reste relève généralement d’hallucinations, de la maladie mentale.
Dans mon cas, et sans vous raconter ma vie, disons qu’il s’est produit, dans mon existence et celle de ma famille une incroyable série d’événements très dangereux qui ne dépassaient certes pas le cadre ordinaire : ce n’était pas le grappin du curé d’Ars (ni odeur de souffre, ni meubles se mettant à cogner contre les murs) ; il s’agissait tout bonnement de choses naturelles prenant une allure par moments effrayante. Elles se sont comme par hasard produites durant l’écriture du livre puis se sont arrêtées sitôt le livre terminé.
N. C. : Si je vous suis bien, mieux vaut ne pas taquiner la bête…
A. F. : On n’y a pas intérêt, en effet.
Oh, je sais bien qu’il n’a guère aujourd’hui droit de cité dans les mentalités. Mais enfin, il existe, quoi qu’en pense notre société contemporaine. Et si nous ne pouvons pas vivre en cherchant à partout déceler l’oeuvre du diable, mieux vaut ne pas faire comme s’il n’existait pas. On ne sait jamais, cela pourrait être dangereux.
N. C. : Un mot du pape Jean Paul II, maintenant.
A. F. : Ah, c’est tout l’opposé !
N. C. : Vous êtes son inconditionnel…
A. F. : Premièrement, son élection fut prophétique. Parmi les vieux cardinaux du Conclave, nul ne pouvait savoir en 1978 que le communisme s’écroulerait en 1989.
Qui aurait pu prédire avec dix ans d’avance que ce système qui paraissait bâti pour au moins un siècle ou deux allais se volatiliser comme sous l’effet d’un gigantesque exorcisme ? Dès que j’ai vu Jean Paul II apparaître, je me suis dit : « voilà que nous vient un Galiléen, la foi personnifiée. » Deuxièmement, il a une si prodigieuse conscience de sa fonction qu’il en devient presque transparent. Lorsqu’il parle des choses de Dieu ou de la religion, vous voyez d’abord le pape, puis au-delà du pape le prêtre, et au-delà du prêtre, l’enfant, un enfant que Dieu tient par la main. Voilà ce qui me touche chez lui. Il voit partout pousser des grains de sénevé qui me restent invisibles. Alors il me les montre et je suis bien content.
N. C. : Vous avez le don des relations : d’abord c’est Dieu qui vient vous voir, ensuite le grand pape du XXè siècle qui vous accorde des entretiens…
A. F. : Et puis avant, il y eut De Gaulle…
N. C. : Ah oui, De Gaulle, au passage, j’ai failli l’oublier. . . Autrement dit, le seul grand homme politique du siècle à avoir eu une dimension spirituelle. Pas mal !
A. F. : Au fond, je suis un arriviste… Cela compense un peu le dédain que me témoignent nombre d’intellectuels. Je me console avec Dieu, De Gaulle et le Pape.
N. C. : Jean Paul II concilie des initiatives d’une grande ouverture – je pense entre autres à la rencontre interreligieuse d’Assise – avec des discours que d’aucuns n ’hésitent pas à qualifier de rétrogrades…
A. F. : Il n’y a là rien de paradoxal. Je n’ai jamais vu un homme si bon et si mal compris. Dans la situation où il se trouve, Jean Paul II a devant Dieu une responsabilité qui l’obsède. Les théologiens et penseurs chrétiens du jour ont à se former une pensée, à chercher à plaire au monde ; lui ne veut que plaire à Dieu qu’il ne quitte jamais de l’oeil. C’est ce qui l’amène à prendre sur le plan social et politique des positions quasi-révolutionnaires – il n’est content ni de l’Orient ni de l’Occident – et, sur le plan moral, à formuler les exigences d’un absolu dont tout le monde sur la terre cherche à se débarrasser. Car enfin, les hommes aiment vivre dans le relatif, et on ne peut pas dire que l’absolu les tourmente jour et nuit. Lui, au contraire, se sent responsable et il ne veut pas en rabattre sur ce qu’il tient pour vrai. Lorsqu’il parle de morale sexuelle, on oublie trop souvent que pour lui, c’est Dieu qui fait les enfants. Il ne l’impose à personne, on n’est pas obligé de le croire. Mais comment voulez-vous qu’il se montre plus accommodant à l’égard de l’avortement, par exemple ? C’est impossible. Jamais il ne changera de discours. Notez bien qu’il ne juge personne. Il dit le vrai selon la foi, sans que cela implique la moindre condamnation envers qui que ce soit.
N. C. : Cette absence de condamnation de la part du pape n est pas souvent relevée…
A. F. : Elle est pourtant très importante. Pour lui, s’il y a faute, elle est rachetée par le Christ qui porte sur lui tous les péchés passés, présents et même futurs. Par conséquent, il ne s’agit nullement à ses yeux d’une question judiciaire mais d’un enjeu métaphysique.
N. C. : Dieu n’est par conséquent pas un père fouettard. Et l’enfer ?
A. F. : Oh, il existe. Mais il n’y a personne dedans. S’il y avait là-bas ne serait-ce qu’une seule personne, ce serait un échec divin. Or, je me refuse à croire que Dieu puisse échouer, ne serait-ce qu’une fois. J’ai dit un jour au pape, qui ne m’a d’ailleurs pas dit le contraire, que pour moi, le judaïsme est la foi et que le christianisme est aussi la foi à partir de laquelle il n’y avait plus que des exceptions. Si ce n’était pas le cas, l’abominable sacrifice du Christ n’aurait servi à rien. Remarquez que ce n’et pas une raison pour se conduire comme des cochons !
N. C. : Si je vous suis bien, ce n’est pas, comme on le croit souvent, par peur du jugement mais par respect pour Dieu lui-même que le croyant doit se soumettre à une éthique…
A. F. : Le péché n’est pas un manquement à la loi, mais une blessure faite à Dieu. Pécher, c’est ajouter quelque chose à la passion du Christ. C’est un coup de fouet supplémentaire, un crachat de plus au visage du Seigneur.
N. C. : Lequel ne se venge pas ?
A. F. : Pas plus que pendant sa passion.
N. C. : Le seul motif de ne pas pécher, c’est donc de vouloir épargner Dieu ?
A. F. : C’est la peur de blesser un enfant. Voilà ce que c’est pour moi, ainsi que pour tous les mystiques, je crois. Ce n’est pas la crainte d’offenser quelque tout-puissant et sourcilleux satrape ; c’est tout le contraire : la crainte de faire du mal à un enfant. Voilà ma vision théologique et inédite de la vie chrétienne.
N. C. : Cette vision vous aide-t-elle à contempler la perspective de votre propre mort ?
A. F. : La mort n’existe pas. Je ne vois pas pourquoi j’y penserais.
N. C. : Vous n’en avez donc pas peur ?
A. F. : Peut-être mon corps résistera-t-il de toutes ses forces, peut-être serai-je hurlant et gesticulant ; comment le saurais-je ? Je ne puis préjuger des réactions de mon corps. Spirituellement, par contre, je sais que la mort n’existe pas, pas même un instant. De toute façon, on ne ferme les yeux sur ce monde que pour les ouvrir sur la résurrection. Il ne s’école aucun temps dans l’intervalle. Les gens s’imaginent toujours en train d’aller fleurir leur propre tombe durant trois mille ans, mais pas du tout ! C’est un clin d’oeil. Par ailleurs, Dieu n’a pas besoin de nos sens pour communiquer avec nous. Nous sommes autre chose que ce corps.
N. C. : Et que sommes-nous donc ?
A. F. : Nous sommes un nom. C’est ce nom qui fait notre personne. Dieu le connaissait avant notre naissance, nous n’en prendrons connaissance qu’après notre mort.
N. C. : En admettant que la mort ne soit qu’un passage éclair vers la résurrection, reste qu’il y a la souffrance. Simone Weil refusait toute justification de la souffrance d’un enfant. Comment un Dieu miséricordieux pourrait-il permettre tant de souffrance, tant de bourreaux et de victimes ?
A. F. : Vous posez là une question essentielle qui supposerait une longue réflexion. Car c’est dans la souffrance que réside le secret de tout. La vraie question est à mon sens la suivante : pourquoi a-t-il fallu que le Christ prenne le chemin du calvaire pour sauver les hommes ? N’aurait-il pas pu faire autrement ? Répondre à cette question, c’est répondre au problème de la souffrance. Voyez-vous, le Christ n’est autre que don total, charité absolue alors que Dieu est le Père, celui que j’ai « rencontré », est effusion pure. Or, quand un homme tel que le Christ incarné devient effusion pure, il perd jusqu’à la dernière goutte de son sang. Si vous le permettez, nous nous en tiendrons là sur ce sujet pour aujourd’hui.
N. C. : Y a-t-il un lien entre vos billets quotidiens et cette expérience mystique qui réside tout de même au centre de votre existence ? Car enfin, vous êtes politiquement marqué. Dieu est-il de droite ? Lit-il plus volontiers « Le Figaro » que « Libération » ?
A. F. : Non. Dieu ne se soucie pas de cela, c’est moi qui m’en occupe. Le sens critique étant chez moi particulièrement développé, il me suggère des réflexions qui ne sont pas toujours aimables, notamment à l’égard des hommes politiques. Notez que jamais je n’attaque leur personne : je ne les juge pas en tant qu’êtres humains, mais ne m’occupe que de leurs idées ou de leurs discours. Ayant constaté qu’il n’est pas de discours qui ne tombe dans l’absurde dès lors qu’on le prolonge un peu, j’use de cette facilité pour détruire des idées fausses. C’est mon côté journaliste : je ne puis supporter que le monde tourne sans que je donne mon opinion sur le sens de sa marche. A travers mes papiers, je ne cherche pas à infuser Dieu à mes contemporains mais à démolir des systèmes d’idées qui me paraissent faire obstacle au passage du spirituel dans la vie. Il s’agit en somme d’un travail de terroriste… de terroriste doux, car je ne suis pas méchant.
N. C. : Quelles sont donc les idées « fausses » ? Celles de gauche ?
A. F. : Celles des autres (rires). En fait, elles le sont toutes. La valeur d’une idée tient à son origine. Dans la mesure où toutes ces idées partent d’un point quelconque de l’horizon et non de la source de toute chose, elles sont nécessairement fausses, ou incomplètes. Il n’y a pas d’idées politiques valables, pas une seule, ni à gauche, ni à droite, bien entendu.
Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup
22 mars 2012 à 18:40
Dieu, le diable et moi
Rencontre avec André Frossard, propos recueillis par Gilles Farcet
Faute de pouvoir, pour ce dossier, interviewer Dieu lui-même, nous ne pouvions faire moins que de nous entretenir avec celui qui dit l’avoir rencontré ! Journaliste redouté pour ses billets du « Figaro » et écrivain religieux à la plume savoureuse, André Frossard, de l’Académie Française, a raconté en un livre qui fit date (Dieu existe, je l’ai rencontré) sa fulgurante rencontre avec Dieu. Loin du personnage solennel auquel on pourrait s’attendre, André Frossard est un homme plein d’humour qui n’a pas son pareil pour, d’une voix gouailleuse, décocher des formules qui font mouche tout en tirant d’un air à la fois ironique et tendre sur son éternel fume-cigarette.
Nouvelles Clés : Votre conversion à une religion particulière, à savoir le catholicisme, n’a-t-elle pas été fonction du contexte ? Saisi par l’expérience mystique dans une église catholique romaine, vous en êtes naturellement sorti catholique romain…
André Frossard : Vous savez, ainsi que je le dis dans mon livre, il m’arrive de sortir d’une gare sans être un train.
N. C. : Certes, mais le catholicisme n a pas l’exclusivité des conversions brutales et des expériences mystiques fulgurantes. L’Islam et l’hindouisme, pour ne citer que ces religions, regorgent d’histoires de ce genre : un indifférent voit soudain ta lumière et consacre son existence à Dieu, un débauché rencontre un saint et laisse tout pour le suivre… Non que vous fussiez un débauché…
A. F. : Oh, je ne l’étais guère plus que vous… Bon, d’accord, il y a des gens qui découvrent une vérité et d’autres qui découvrent la vérité.
N. C. : Admettons que la vérité existe ; pourquoi l’Eglise catholique en aurait-elle le monopole ?
A. F. : Pour les chrétiens, la vérité n’est ni un concept, ni une idée, ni une doctrine, c’est une personne, une personne vivante. Cela change tout, et c’est justement cette personne que j’ai rencontrée. On peut me dire tout ce que l’on voudra, cela ne change rien à mon expérience. Qu’elle ait eu des précédents, je n’en doute pas et cela me rassure : si j’étais le seul à avoir connu cela depuis le commencement du monde, je commencerais à sérieusement à m’inquiéter sur mon cas. Bien avant que cela ne m’advienne, il est effectivement arrivé qu’un indifférent reçoive en un jet de lumière extraordinairement violent une révélation de l’être même de Dieu.
Reste que ces « révélations » sont rares. Si la bienheureuse victime d’un tel éclair tente de s’en ouvrir aux autres, elle va susciter des réactions diverses : il se trouve toujours quelques coeurs simples pour y puiser une aide, un réconfort. Sinon, elle ne rencontre que scepticisme et méfiance… Il en est qui y voient quelque déplorable accident cérébral, parlent d’hystérie, de paranoïa, de névrose obsessionnelle, fournissent des explications neurologiques, lesquelles ont d’ailleurs ceci de remarquable qu’elles n’expliquent rien du tout ! Et puis certains font la même remarque que vous : il y a des précédents. De fait, le christianisme repose en partie sur un certain nombre de phénomènes du même genre qui se sont produits avec plus d’éclat et ont laissé dans l’histoire chrétienne des traces plus profondes que je n’en laisserai, c est sur…
N. C. : Vous disiez que cela vous avait longtemps retenu d’écrire…
A. F. : Oui, car je craignais que les gens ne se disent : « Tant que je n’ai pas reçu semblable révélation, il ne me reste qu’à attendre. » Et puis, cette expérience a des allures d’anomalie. Elle ne s’inscrit pas dans l’ordre habituel des choses. En outre, l’aspect quelque peu miraculeux du phénomène est propre à exciter la défiance, en particulier celle des ecclésiastiques qui n’aiment guère les miracles et voient d’un assez mauvais oeil les bonnes surprises de la religion…
N. C. : Vous n’avez vraiment pas le moindre élément de réponse à cette question : « Pourquoi moi ? » ?
A. F. : Peut-être étais-je plus disponible qu’un autre… Peut-être Dieu fulgure-t-il ainsi toute la journée au nez et à la barbe de tout le monde alors que chacun regarde ailleurs… Peut-être étais-je tourné dans la bonne direction, peut-être étais-je un peu plus vide que mon prochain et donc plus objectif, davantage disposé à recevoir quelque chose que je ne cherchais d’ailleurs pas… C’est possible, mais jamais je ne trouverai d’explication satisfaisante et il serait mauvais pour ma vanité que j’en trouve une.
N. C. : Comment se fait-il que vous aviez d’un coup accepté non seulement Dieu mais l’Eglise ?
A. F. : C’était donné en même temps ! Tout cela était inclus en une même lumière. Voyez-vous, la lumière spirituelle n’est pas de la même nature que celle qui nous éclaire aujourd’hui, par cette belle journée d’été. Elle est beaucoup plus intense, elle est aussi enseignante. Il ne s’agit pas d’une lumière gratuite : elle est chargée d’informations. En même temps qu’elle me révélait Dieu, elle me révélait l’Eglise et tout ce qu’il était bon que je sache du christianisme. Tout cela, je l’ai appris en quelques secondes.
N. C. : Vous êtes un curieux personnage : je devine en vous un côté anarchiste, gouailleur, irrévérencieux, une sorte de folie – de folie mystique, peut-être – qui s ’accommode mal des institutions, des Cardinaux, des Evêques. . . que vous n’aimez d’ailleurs guère.
A. F. : Oh, je supporte très bien le pape !
N. C. : On le sait. Vous m ’avez d’ailleurs fait part au téléphone de votre « devise » : « A bas la calotte, sauf la blanche »…
A. F. : Oui, je fais exception pour le pape ainsi que pour une minorité de cardinaux. Vous avez raison, il y a en moi un sceptique. Si je devais résumer ma métaphysique, je dirais que pour moi, Dieu seul existe et que le reste n’est qu’hypothèse. Voilà le fond de ma pensée ! Quand on a quelque idée de ce qu’est Dieu et qu’on le compare au monde, deux sentiments naissent : l’un qui produit souvent les saints, du contraste entre la pureté de Dieu et la noirceur du monde. C’est ce qu’éprouvent nombre de grands mystiques, lesquels voient le monde sous un jour plutôt pessimiste. Chez d’autres, de tempérament moins puissant et moins absolu, cela engendre un certain sens du grotesque. Ils voient tout le que le monde a de dérisoire, sans pour autant devenir insensible, au contraire. Ils n’en éprouvent que plus de pitié pour la solitude des êtres humains, perçoivent la dimension à la fois touchante et quelque peu comique de tout ce qui est. Voilà pour les mystiques qui ne deviennent pas des saints, au nombre desquels je m’inclus, bien entendu.
N. C. : Qu’en est-il des mystiques qui deviennent des saints ?
A. F. : Ce sont des incendiaires. La première chose qu’ils jettent au feu, c’est leur propre personne. Il désirent brûler et communiquer leur ardeur.
N. C. : Et les autres, comme vous, prennent refuge dans l’ironie ?
A. F. : Il n’y prennent par refuge, ils y ont tendance. Mais l’ironie chez eux, n’efface pas du tout l’émotion.
N. C. : Permettez moi, dans ce cas, d’abuser encore de votre compassion en vous posant une question vaguement perfide : vous venez d’évoquer tout le dérisoire du monde, son néant, pour ainsi dire. Sic transit gloria mundi. Or, et c’est là l’un des paradoxes de votre personnage, l’itinéraire social d’André Frossard, de l’Académie Française, pilier du Figaro, ne témoigne guère d’un mépris du monde. Il apparaît plutôt comme celui de quelqu’un qui s’en serait fort préoccupé.
A. F. : Vous savez, dans la vie, on doute toujours de soi. A partir de ma conversion, je n’ai eu de cesse d’avoir prouvé mon équilibre et mon bon sens, jusqu’à écrire au Figaro, journal qui compte tout de même peu d’illuminés mystiques. Dès lors que l’on entreprend ainsi de démontrer son aptitude à la vie dite normale, c’est un enchaînement. Pour que mon témoignage ne paraisse pas suspect, que l’on n’y voie ni amertume ni regret, il me fallait absolument faire la preuve de ma capacité de réussite selon les termes du monde.
N. C. : Il vous fallait somme toute gagner sur tous les tableaux…
A. F. : Notez qu’à force de vouloir prouver le sérieux de mon expérience, je finis peut-être par prouver le contraire et par me faire du tort ! Peut-être mon témoignage eût-il eu davantage de poids si, après ma conversion, je m’étais retiré dans quelque solitude pour prier Dieu jour et nuit ou m’étais engagé dans l’action apostolique.
N. C. : Justement, qu’est-ce qui vous en a empêché ?
A. F. : Figurez-vous que ma conversion m’a ramené à l’âge de cinq ans. En sortant de cette chapelle, j’avais vraiment cinq ans. Le monde était un jardin, assez joli d’ailleurs et complètement illusoire… C’était un charmant décor, tandis qu’il n’y avait d’autre réalité que Dieu. Je n’avais pas de mission, on ne me demandait rien. Vous comprenez, je ne suis pas Saint Paul qui rencontre le Christ et s’exclame aussitôt : « Que dois-je faire ? » Cette idée ne m’a pas effleuré, jamais je n’ai pensé que l’on pouvait attendre quelque chose de moi. Mes quelques confidences à propos de mon aventure n’ayant provoqué dans mon entourage que suspicion ou inquiétude, j’ai décidé de n’en plus souffler mot et me suis dit : « La première chose que tu as à faire, c’est de prouver que tu n’es pas timbré. » J’y ai, je crois, réussi, et le sommet de la preuve c’est l’Académie Française.
N. C. : Admettons. Mais ne craignez-vous pas de finir par vous y identifier ? Ne risquez-vous pas de vous réveiller un beau matin sans vous apercevoir que vous vous prenez au sérieux ?
A. F. : Il n’y a aucun risque que cela m’arrive, j’en ai la certitude. En effet, ce que vous révèle en premier lieu une rencontre avec Dieu, c’est votre propre néant. Face à cet éclat, cette douceur, cette pureté absolue, devant cet être total, vous voyez que vous n’êtes rien. Cela, jamais vous ne pourrez l’oublier, vous le savez une fois pour toutes. Comment pourriez-vous par conséquent tourner le regard vers vous-même puisque vous savez qu’il n’y a rien ? Circulez, y a rien à voir ! C’est très clair. L’introspection ne présente plus pour vous le moindre intérêt puisque vous savez n’être que néant, un néant dont Dieu a tiré quelque chose.
N. C. : Justement, pourquoi l’a-t-il fait ?
A. F. : C’est sa magie, sa charité… C’est son originalité profonde de tirer quelque chose de rien. Dieu a un côté prestidigitateur ; vous êtes le chapeau duquel il a tiré un lapin. Or, il ne sert à rien de contempler le chapeau… Pour me prendre au sérieux, il faudrait que je me contemple et rien ne m’intéresse moins de me regarder.
N. C. : Un mot du diable : vous lui avez accordé assez d’attention pour lui consacrer un livre (éd. Albin Michel – Col. Espace Libre). « Les 36 preuves de l’existence du diable… »
A. F. : Mon projet en écrivant ce livre était de blaguer, de blaguer sérieusement, bien sûr, comme je le fais toujours. Je voulais dire sous une forme plaisante certaines vérités exotiques. J’ai donc imaginé que je recevais des lettres signées du diable. Ainsi que je le dis dans l’introduction, je m’étais un jour fait cette réflexion : l’Evangile dit du diable qu’il est le Prince de ce monde. S’il l’était vraiment, que se passerait-il ? Il ne m’a pas fallu longtemps pour en arriver à la conclusion qu’il se passerait précisément ce qui se passe aujourd’hui ! Et puis les ennuis ont commencé, sérieux et graves. Voyez-vous, le diable n’aime pas qu’on s’occupe de lui, surtout quand on essaie de ne pas trop faire son jeu. Un ami m’avait averti : « Ne te mets pas à parler du diable, tu vas le voir arriver ! » Et ça n’a pas raté : tandis que j’écrivais, il s’est passé des choses…
N. C. : Feriez-vous précisément allusion à des phénomènes surnaturels ?
A. F. : Nullement. Ces événements avaient un air de naturel inquiétant… Le diable se sert de ce qui existe et se contente d’en user à votre détriment. Non qu’il n’y ait, peut-être, quelques cas, très rares, de possession. Le reste relève généralement d’hallucinations, de la maladie mentale.
Dans mon cas, et sans vous raconter ma vie, disons qu’il s’est produit, dans mon existence et celle de ma famille une incroyable série d’événements très dangereux qui ne dépassaient certes pas le cadre ordinaire : ce n’était pas le grappin du curé d’Ars (ni odeur de souffre, ni meubles se mettant à cogner contre les murs) ; il s’agissait tout bonnement de choses naturelles prenant une allure par moments effrayante. Elles se sont comme par hasard produites durant l’écriture du livre puis se sont arrêtées sitôt le livre terminé.
N. C. : Si je vous suis bien, mieux vaut ne pas taquiner la bête…
A. F. : On n’y a pas intérêt, en effet.
Oh, je sais bien qu’il n’a guère aujourd’hui droit de cité dans les mentalités. Mais enfin, il existe, quoi qu’en pense notre société contemporaine. Et si nous ne pouvons pas vivre en cherchant à partout déceler l’oeuvre du diable, mieux vaut ne pas faire comme s’il n’existait pas. On ne sait jamais, cela pourrait être dangereux.
N. C. : Un mot du pape Jean Paul II, maintenant.
A. F. : Ah, c’est tout l’opposé !
N. C. : Vous êtes son inconditionnel…
A. F. : Premièrement, son élection fut prophétique. Parmi les vieux cardinaux du Conclave, nul ne pouvait savoir en 1978 que le communisme s’écroulerait en 1989.
Qui aurait pu prédire avec dix ans d’avance que ce système qui paraissait bâti pour au moins un siècle ou deux allais se volatiliser comme sous l’effet d’un gigantesque exorcisme ? Dès que j’ai vu Jean Paul II apparaître, je me suis dit : « voilà que nous vient un Galiléen, la foi personnifiée. » Deuxièmement, il a une si prodigieuse conscience de sa fonction qu’il en devient presque transparent. Lorsqu’il parle des choses de Dieu ou de la religion, vous voyez d’abord le pape, puis au-delà du pape le prêtre, et au-delà du prêtre, l’enfant, un enfant que Dieu tient par la main. Voilà ce qui me touche chez lui. Il voit partout pousser des grains de sénevé qui me restent invisibles. Alors il me les montre et je suis bien content.
N. C. : Vous avez le don des relations : d’abord c’est Dieu qui vient vous voir, ensuite le grand pape du XXè siècle qui vous accorde des entretiens…
A. F. : Et puis avant, il y eut De Gaulle…
N. C. : Ah oui, De Gaulle, au passage, j’ai failli l’oublier. . . Autrement dit, le seul grand homme politique du siècle à avoir eu une dimension spirituelle. Pas mal !
A. F. : Au fond, je suis un arriviste… Cela compense un peu le dédain que me témoignent nombre d’intellectuels. Je me console avec Dieu, De Gaulle et le Pape.
N. C. : Jean Paul II concilie des initiatives d’une grande ouverture – je pense entre autres à la rencontre interreligieuse d’Assise – avec des discours que d’aucuns n ’hésitent pas à qualifier de rétrogrades…
A. F. : Il n’y a là rien de paradoxal. Je n’ai jamais vu un homme si bon et si mal compris. Dans la situation où il se trouve, Jean Paul II a devant Dieu une responsabilité qui l’obsède. Les théologiens et penseurs chrétiens du jour ont à se former une pensée, à chercher à plaire au monde ; lui ne veut que plaire à Dieu qu’il ne quitte jamais de l’oeil. C’est ce qui l’amène à prendre sur le plan social et politique des positions quasi-révolutionnaires – il n’est content ni de l’Orient ni de l’Occident – et, sur le plan moral, à formuler les exigences d’un absolu dont tout le monde sur la terre cherche à se débarrasser. Car enfin, les hommes aiment vivre dans le relatif, et on ne peut pas dire que l’absolu les tourmente jour et nuit. Lui, au contraire, se sent responsable et il ne veut pas en rabattre sur ce qu’il tient pour vrai. Lorsqu’il parle de morale sexuelle, on oublie trop souvent que pour lui, c’est Dieu qui fait les enfants. Il ne l’impose à personne, on n’est pas obligé de le croire. Mais comment voulez-vous qu’il se montre plus accommodant à l’égard de l’avortement, par exemple ? C’est impossible. Jamais il ne changera de discours. Notez bien qu’il ne juge personne. Il dit le vrai selon la foi, sans que cela implique la moindre condamnation envers qui que ce soit.
N. C. : Cette absence de condamnation de la part du pape n est pas souvent relevée…
A. F. : Elle est pourtant très importante. Pour lui, s’il y a faute, elle est rachetée par le Christ qui porte sur lui tous les péchés passés, présents et même futurs. Par conséquent, il ne s’agit nullement à ses yeux d’une question judiciaire mais d’un enjeu métaphysique.
N. C. : Dieu n’est par conséquent pas un père fouettard. Et l’enfer ?
A. F. : Oh, il existe. Mais il n’y a personne dedans. S’il y avait là-bas ne serait-ce qu’une seule personne, ce serait un échec divin. Or, je me refuse à croire que Dieu puisse échouer, ne serait-ce qu’une fois. J’ai dit un jour au pape, qui ne m’a d’ailleurs pas dit le contraire, que pour moi, le judaïsme est la foi et que le christianisme est aussi la foi à partir de laquelle il n’y avait plus que des exceptions. Si ce n’était pas le cas, l’abominable sacrifice du Christ n’aurait servi à rien. Remarquez que ce n’et pas une raison pour se conduire comme des cochons !
N. C. : Si je vous suis bien, ce n’est pas, comme on le croit souvent, par peur du jugement mais par respect pour Dieu lui-même que le croyant doit se soumettre à une éthique…
A. F. : Le péché n’est pas un manquement à la loi, mais une blessure faite à Dieu. Pécher, c’est ajouter quelque chose à la passion du Christ. C’est un coup de fouet supplémentaire, un crachat de plus au visage du Seigneur.
N. C. : Lequel ne se venge pas ?
A. F. : Pas plus que pendant sa passion.
N. C. : Le seul motif de ne pas pécher, c’est donc de vouloir épargner Dieu ?
A. F. : C’est la peur de blesser un enfant. Voilà ce que c’est pour moi, ainsi que pour tous les mystiques, je crois. Ce n’est pas la crainte d’offenser quelque tout-puissant et sourcilleux satrape ; c’est tout le contraire : la crainte de faire du mal à un enfant. Voilà ma vision théologique et inédite de la vie chrétienne.
N. C. : Cette vision vous aide-t-elle à contempler la perspective de votre propre mort ?
A. F. : La mort n’existe pas. Je ne vois pas pourquoi j’y penserais.
N. C. : Vous n’en avez donc pas peur ?
A. F. : Peut-être mon corps résistera-t-il de toutes ses forces, peut-être serai-je hurlant et gesticulant ; comment le saurais-je ? Je ne puis préjuger des réactions de mon corps. Spirituellement, par contre, je sais que la mort n’existe pas, pas même un instant. De toute façon, on ne ferme les yeux sur ce monde que pour les ouvrir sur la résurrection. Il ne s’école aucun temps dans l’intervalle. Les gens s’imaginent toujours en train d’aller fleurir leur propre tombe durant trois mille ans, mais pas du tout ! C’est un clin d’oeil. Par ailleurs, Dieu n’a pas besoin de nos sens pour communiquer avec nous. Nous sommes autre chose que ce corps.
N. C. : Et que sommes-nous donc ?
A. F. : Nous sommes un nom. C’est ce nom qui fait notre personne. Dieu le connaissait avant notre naissance, nous n’en prendrons connaissance qu’après notre mort.
N. C. : En admettant que la mort ne soit qu’un passage éclair vers la résurrection, reste qu’il y a la souffrance. Simone Weil refusait toute justification de la souffrance d’un enfant. Comment un Dieu miséricordieux pourrait-il permettre tant de souffrance, tant de bourreaux et de victimes ?
A. F. : Vous posez là une question essentielle qui supposerait une longue réflexion. Car c’est dans la souffrance que réside le secret de tout. La vraie question est à mon sens la suivante : pourquoi a-t-il fallu que le Christ prenne le chemin du calvaire pour sauver les hommes ? N’aurait-il pas pu faire autrement ? Répondre à cette question, c’est répondre au problème de la souffrance. Voyez-vous, le Christ n’est autre que don total, charité absolue alors que Dieu est le Père, celui que j’ai « rencontré », est effusion pure. Or, quand un homme tel que le Christ incarné devient effusion pure, il perd jusqu’à la dernière goutte de son sang. Si vous le permettez, nous nous en tiendrons là sur ce sujet pour aujourd’hui.
N. C. : Y a-t-il un lien entre vos billets quotidiens et cette expérience mystique qui réside tout de même au centre de votre existence ? Car enfin, vous êtes politiquement marqué. Dieu est-il de droite ? Lit-il plus volontiers « Le Figaro » que « Libération » ?
A. F. : Non. Dieu ne se soucie pas de cela, c’est moi qui m’en occupe. Le sens critique étant chez moi particulièrement développé, il me suggère des réflexions qui ne sont pas toujours aimables, notamment à l’égard des hommes politiques. Notez que jamais je n’attaque leur personne : je ne les juge pas en tant qu’êtres humains, mais ne m’occupe que de leurs idées ou de leurs discours. Ayant constaté qu’il n’est pas de discours qui ne tombe dans l’absurde dès lors qu’on le prolonge un peu, j’use de cette facilité pour détruire des idées fausses. C’est mon côté journaliste : je ne puis supporter que le monde tourne sans que je donne mon opinion sur le sens de sa marche. A travers mes papiers, je ne cherche pas à infuser Dieu à mes contemporains mais à démolir des systèmes d’idées qui me paraissent faire obstacle au passage du spirituel dans la vie. Il s’agit en somme d’un travail de terroriste… de terroriste doux, car je ne suis pas méchant.
N. C. : Quelles sont donc les idées « fausses » ? Celles de gauche ?
A. F. : Celles des autres (rires). En fait, elles le sont toutes. La valeur d’une idée tient à son origine. Dans la mesure où toutes ces idées partent d’un point quelconque de l’horizon et non de la source de toute chose, elles sont nécessairement fausses, ou incomplètes. Il n’y a pas d’idées politiques valables, pas une seule, ni à gauche, ni à droite, bien entendu.
Dieu, le diable et moi
Rencontre avec André Frossard, propos recueillis par Gilles Farcet
Faute de pouvoir, pour ce dossier, interviewer Dieu lui-même, nous ne pouvions faire moins que de nous entretenir avec celui qui dit l’avoir rencontré ! Journaliste redouté pour ses billets du « Figaro » et écrivain religieux à la plume savoureuse, André Frossard, de l’Académie Française, a raconté en un livre qui fit date (Dieu existe, je l’ai rencontré) sa fulgurante rencontre avec Dieu. Loin du personnage solennel auquel on pourrait s’attendre, André Frossard est un homme plein d’humour qui n’a pas son pareil pour, d’une voix gouailleuse, décocher des formules qui font mouche tout en tirant d’un air à la fois ironique et tendre sur son éternel fume-cigarette.
Nouvelles Clés : Votre conversion à une religion particulière, à savoir le catholicisme, n’a-t-elle pas été fonction du contexte ? Saisi par l’expérience mystique dans une église catholique romaine, vous en êtes naturellement sorti catholique romain…
André Frossard : Vous savez, ainsi que je le dis dans mon livre, il m’arrive de sortir d’une gare sans être un train.
N. C. : Certes, mais le catholicisme n a pas l’exclusivité des conversions brutales et des expériences mystiques fulgurantes. L’Islam et l’hindouisme, pour ne citer que ces religions, regorgent d’histoires de ce genre : un indifférent voit soudain ta lumière et consacre son existence à Dieu, un débauché rencontre un saint et laisse tout pour le suivre… Non que vous fussiez un débauché…
A. F. : Oh, je ne l’étais guère plus que vous… Bon, d’accord, il y a des gens qui découvrent une vérité et d’autres qui découvrent la vérité.
N. C. : Admettons que la vérité existe ; pourquoi l’Eglise catholique en aurait-elle le monopole ?
A. F. : Pour les chrétiens, la vérité n’est ni un concept, ni une idée, ni une doctrine, c’est une personne, une personne vivante. Cela change tout, et c’est justement cette personne que j’ai rencontrée. On peut me dire tout ce que l’on voudra, cela ne change rien à mon expérience. Qu’elle ait eu des précédents, je n’en doute pas et cela me rassure : si j’étais le seul à avoir connu cela depuis le commencement du monde, je commencerais à sérieusement à m’inquiéter sur mon cas. Bien avant que cela ne m’advienne, il est effectivement arrivé qu’un indifférent reçoive en un jet de lumière extraordinairement violent une révélation de l’être même de Dieu.
Reste que ces « révélations » sont rares. Si la bienheureuse victime d’un tel éclair tente de s’en ouvrir aux autres, elle va susciter des réactions diverses : il se trouve toujours quelques coeurs simples pour y puiser une aide, un réconfort. Sinon, elle ne rencontre que scepticisme et méfiance… Il en est qui y voient quelque déplorable accident cérébral, parlent d’hystérie, de paranoïa, de névrose obsessionnelle, fournissent des explications neurologiques, lesquelles ont d’ailleurs ceci de remarquable qu’elles n’expliquent rien du tout ! Et puis certains font la même remarque que vous : il y a des précédents. De fait, le christianisme repose en partie sur un certain nombre de phénomènes du même genre qui se sont produits avec plus d’éclat et ont laissé dans l’histoire chrétienne des traces plus profondes que je n’en laisserai, c est sur…
N. C. : Vous disiez que cela vous avait longtemps retenu d’écrire…
A. F. : Oui, car je craignais que les gens ne se disent : « Tant que je n’ai pas reçu semblable révélation, il ne me reste qu’à attendre. » Et puis, cette expérience a des allures d’anomalie. Elle ne s’inscrit pas dans l’ordre habituel des choses. En outre, l’aspect quelque peu miraculeux du phénomène est propre à exciter la défiance, en particulier celle des ecclésiastiques qui n’aiment guère les miracles et voient d’un assez mauvais oeil les bonnes surprises de la religion…
N. C. : Vous n’avez vraiment pas le moindre élément de réponse à cette question : « Pourquoi moi ? » ?
A. F. : Peut-être étais-je plus disponible qu’un autre… Peut-être Dieu fulgure-t-il ainsi toute la journée au nez et à la barbe de tout le monde alors que chacun regarde ailleurs… Peut-être étais-je tourné dans la bonne direction, peut-être étais-je un peu plus vide que mon prochain et donc plus objectif, davantage disposé à recevoir quelque chose que je ne cherchais d’ailleurs pas… C’est possible, mais jamais je ne trouverai d’explication satisfaisante et il serait mauvais pour ma vanité que j’en trouve une.
N. C. : Comment se fait-il que vous aviez d’un coup accepté non seulement Dieu mais l’Eglise ?
A. F. : C’était donné en même temps ! Tout cela était inclus en une même lumière. Voyez-vous, la lumière spirituelle n’est pas de la même nature que celle qui nous éclaire aujourd’hui, par cette belle journée d’été. Elle est beaucoup plus intense, elle est aussi enseignante. Il ne s’agit pas d’une lumière gratuite : elle est chargée d’informations. En même temps qu’elle me révélait Dieu, elle me révélait l’Eglise et tout ce qu’il était bon que je sache du christianisme. Tout cela, je l’ai appris en quelques secondes.
N. C. : Vous êtes un curieux personnage : je devine en vous un côté anarchiste, gouailleur, irrévérencieux, une sorte de folie – de folie mystique, peut-être – qui s ’accommode mal des institutions, des Cardinaux, des Evêques. . . que vous n’aimez d’ailleurs guère.
A. F. : Oh, je supporte très bien le pape !
N. C. : On le sait. Vous m ’avez d’ailleurs fait part au téléphone de votre « devise » : « A bas la calotte, sauf la blanche »…
A. F. : Oui, je fais exception pour le pape ainsi que pour une minorité de cardinaux. Vous avez raison, il y a en moi un sceptique. Si je devais résumer ma métaphysique, je dirais que pour moi, Dieu seul existe et que le reste n’est qu’hypothèse. Voilà le fond de ma pensée ! Quand on a quelque idée de ce qu’est Dieu et qu’on le compare au monde, deux sentiments naissent : l’un qui produit souvent les saints, du contraste entre la pureté de Dieu et la noirceur du monde. C’est ce qu’éprouvent nombre de grands mystiques, lesquels voient le monde sous un jour plutôt pessimiste. Chez d’autres, de tempérament moins puissant et moins absolu, cela engendre un certain sens du grotesque. Ils voient tout le que le monde a de dérisoire, sans pour autant devenir insensible, au contraire. Ils n’en éprouvent que plus de pitié pour la solitude des êtres humains, perçoivent la dimension à la fois touchante et quelque peu comique de tout ce qui est. Voilà pour les mystiques qui ne deviennent pas des saints, au nombre desquels je m’inclus, bien entendu.
N. C. : Qu’en est-il des mystiques qui deviennent des saints ?
A. F. : Ce sont des incendiaires. La première chose qu’ils jettent au feu, c’est leur propre personne. Il désirent brûler et communiquer leur ardeur.
N. C. : Et les autres, comme vous, prennent refuge dans l’ironie ?
A. F. : Il n’y prennent par refuge, ils y ont tendance. Mais l’ironie chez eux, n’efface pas du tout l’émotion.
N. C. : Permettez moi, dans ce cas, d’abuser encore de votre compassion en vous posant une question vaguement perfide : vous venez d’évoquer tout le dérisoire du monde, son néant, pour ainsi dire. Sic transit gloria mundi. Or, et c’est là l’un des paradoxes de votre personnage, l’itinéraire social d’André Frossard, de l’Académie Française, pilier du Figaro, ne témoigne guère d’un mépris du monde. Il apparaît plutôt comme celui de quelqu’un qui s’en serait fort préoccupé.
A. F. : Vous savez, dans la vie, on doute toujours de soi. A partir de ma conversion, je n’ai eu de cesse d’avoir prouvé mon équilibre et mon bon sens, jusqu’à écrire au Figaro, journal qui compte tout de même peu d’illuminés mystiques. Dès lors que l’on entreprend ainsi de démontrer son aptitude à la vie dite normale, c’est un enchaînement. Pour que mon témoignage ne paraisse pas suspect, que l’on n’y voie ni amertume ni regret, il me fallait absolument faire la preuve de ma capacité de réussite selon les termes du monde.
N. C. : Il vous fallait somme toute gagner sur tous les tableaux…
A. F. : Notez qu’à force de vouloir prouver le sérieux de mon expérience, je finis peut-être par prouver le contraire et par me faire du tort ! Peut-être mon témoignage eût-il eu davantage de poids si, après ma conversion, je m’étais retiré dans quelque solitude pour prier Dieu jour et nuit ou m’étais engagé dans l’action apostolique.
N. C. : Justement, qu’est-ce qui vous en a empêché ?
A. F. : Figurez-vous que ma conversion m’a ramené à l’âge de cinq ans. En sortant de cette chapelle, j’avais vraiment cinq ans. Le monde était un jardin, assez joli d’ailleurs et complètement illusoire… C’était un charmant décor, tandis qu’il n’y avait d’autre réalité que Dieu. Je n’avais pas de mission, on ne me demandait rien. Vous comprenez, je ne suis pas Saint Paul qui rencontre le Christ et s’exclame aussitôt : « Que dois-je faire ? » Cette idée ne m’a pas effleuré, jamais je n’ai pensé que l’on pouvait attendre quelque chose de moi. Mes quelques confidences à propos de mon aventure n’ayant provoqué dans mon entourage que suspicion ou inquiétude, j’ai décidé de n’en plus souffler mot et me suis dit : « La première chose que tu as à faire, c’est de prouver que tu n’es pas timbré. » J’y ai, je crois, réussi, et le sommet de la preuve c’est l’Académie Française.
N. C. : Admettons. Mais ne craignez-vous pas de finir par vous y identifier ? Ne risquez-vous pas de vous réveiller un beau matin sans vous apercevoir que vous vous prenez au sérieux ?
A. F. : Il n’y a aucun risque que cela m’arrive, j’en ai la certitude. En effet, ce que vous révèle en premier lieu une rencontre avec Dieu, c’est votre propre néant. Face à cet éclat, cette douceur, cette pureté absolue, devant cet être total, vous voyez que vous n’êtes rien. Cela, jamais vous ne pourrez l’oublier, vous le savez une fois pour toutes. Comment pourriez-vous par conséquent tourner le regard vers vous-même puisque vous savez qu’il n’y a rien ? Circulez, y a rien à voir ! C’est très clair. L’introspection ne présente plus pour vous le moindre intérêt puisque vous savez n’être que néant, un néant dont Dieu a tiré quelque chose.
N. C. : Justement, pourquoi l’a-t-il fait ?
A. F. : C’est sa magie, sa charité… C’est son originalité profonde de tirer quelque chose de rien. Dieu a un côté prestidigitateur ; vous êtes le chapeau duquel il a tiré un lapin. Or, il ne sert à rien de contempler le chapeau… Pour me prendre au sérieux, il faudrait que je me contemple et rien ne m’intéresse moins de me regarder.
N. C. : Un mot du diable : vous lui avez accordé assez d’attention pour lui consacrer un livre (éd. Albin Michel – Col. Espace Libre). « Les 36 preuves de l’existence du diable… »
A. F. : Mon projet en écrivant ce livre était de blaguer, de blaguer sérieusement, bien sûr, comme je le fais toujours. Je voulais dire sous une forme plaisante certaines vérités exotiques. J’ai donc imaginé que je recevais des lettres signées du diable. Ainsi que je le dis dans l’introduction, je m’étais un jour fait cette réflexion : l’Evangile dit du diable qu’il est le Prince de ce monde. S’il l’était vraiment, que se passerait-il ? Il ne m’a pas fallu longtemps pour en arriver à la conclusion qu’il se passerait précisément ce qui se passe aujourd’hui ! Et puis les ennuis ont commencé, sérieux et graves. Voyez-vous, le diable n’aime pas qu’on s’occupe de lui, surtout quand on essaie de ne pas trop faire son jeu. Un ami m’avait averti : « Ne te mets pas à parler du diable, tu vas le voir arriver ! » Et ça n’a pas raté : tandis que j’écrivais, il s’est passé des choses…
N. C. : Feriez-vous précisément allusion à des phénomènes surnaturels ?
A. F. : Nullement. Ces événements avaient un air de naturel inquiétant… Le diable se sert de ce qui existe et se contente d’en user à votre détriment. Non qu’il n’y ait, peut-être, quelques cas, très rares, de possession. Le reste relève généralement d’hallucinations, de la maladie mentale.
Dans mon cas, et sans vous raconter ma vie, disons qu’il s’est produit, dans mon existence et celle de ma famille une incroyable série d’événements très dangereux qui ne dépassaient certes pas le cadre ordinaire : ce n’était pas le grappin du curé d’Ars (ni odeur de souffre, ni meubles se mettant à cogner contre les murs) ; il s’agissait tout bonnement de choses naturelles prenant une allure par moments effrayante. Elles se sont comme par hasard produites durant l’écriture du livre puis se sont arrêtées sitôt le livre terminé.
N. C. : Si je vous suis bien, mieux vaut ne pas taquiner la bête…
A. F. : On n’y a pas intérêt, en effet.
Oh, je sais bien qu’il n’a guère aujourd’hui droit de cité dans les mentalités. Mais enfin, il existe, quoi qu’en pense notre société contemporaine. Et si nous ne pouvons pas vivre en cherchant à partout déceler l’oeuvre du diable, mieux vaut ne pas faire comme s’il n’existait pas. On ne sait jamais, cela pourrait être dangereux.
N. C. : Un mot du pape Jean Paul II, maintenant.
A. F. : Ah, c’est tout l’opposé !
N. C. : Vous êtes son inconditionnel…
A. F. : Premièrement, son élection fut prophétique. Parmi les vieux cardinaux du Conclave, nul ne pouvait savoir en 1978 que le communisme s’écroulerait en 1989.
Qui aurait pu prédire avec dix ans d’avance que ce système qui paraissait bâti pour au moins un siècle ou deux allais se volatiliser comme sous l’effet d’un gigantesque exorcisme ? Dès que j’ai vu Jean Paul II apparaître, je me suis dit : « voilà que nous vient un Galiléen, la foi personnifiée. » Deuxièmement, il a une si prodigieuse conscience de sa fonction qu’il en devient presque transparent. Lorsqu’il parle des choses de Dieu ou de la religion, vous voyez d’abord le pape, puis au-delà du pape le prêtre, et au-delà du prêtre, l’enfant, un enfant que Dieu tient par la main. Voilà ce qui me touche chez lui. Il voit partout pousser des grains de sénevé qui me restent invisibles. Alors il me les montre et je suis bien content.
N. C. : Vous avez le don des relations : d’abord c’est Dieu qui vient vous voir, ensuite le grand pape du XXè siècle qui vous accorde des entretiens…
A. F. : Et puis avant, il y eut De Gaulle…
N. C. : Ah oui, De Gaulle, au passage, j’ai failli l’oublier. . . Autrement dit, le seul grand homme politique du siècle à avoir eu une dimension spirituelle. Pas mal !
A. F. : Au fond, je suis un arriviste… Cela compense un peu le dédain que me témoignent nombre d’intellectuels. Je me console avec Dieu, De Gaulle et le Pape.
N. C. : Jean Paul II concilie des initiatives d’une grande ouverture – je pense entre autres à la rencontre interreligieuse d’Assise – avec des discours que d’aucuns n ’hésitent pas à qualifier de rétrogrades…
A. F. : Il n’y a là rien de paradoxal. Je n’ai jamais vu un homme si bon et si mal compris. Dans la situation où il se trouve, Jean Paul II a devant Dieu une responsabilité qui l’obsède. Les théologiens et penseurs chrétiens du jour ont à se former une pensée, à chercher à plaire au monde ; lui ne veut que plaire à Dieu qu’il ne quitte jamais de l’oeil. C’est ce qui l’amène à prendre sur le plan social et politique des positions quasi-révolutionnaires – il n’est content ni de l’Orient ni de l’Occident – et, sur le plan moral, à formuler les exigences d’un absolu dont tout le monde sur la terre cherche à se débarrasser. Car enfin, les hommes aiment vivre dans le relatif, et on ne peut pas dire que l’absolu les tourmente jour et nuit. Lui, au contraire, se sent responsable et il ne veut pas en rabattre sur ce qu’il tient pour vrai. Lorsqu’il parle de morale sexuelle, on oublie trop souvent que pour lui, c’est Dieu qui fait les enfants. Il ne l’impose à personne, on n’est pas obligé de le croire. Mais comment voulez-vous qu’il se montre plus accommodant à l’égard de l’avortement, par exemple ? C’est impossible. Jamais il ne changera de discours. Notez bien qu’il ne juge personne. Il dit le vrai selon la foi, sans que cela implique la moindre condamnation envers qui que ce soit.
N. C. : Cette absence de condamnation de la part du pape n est pas souvent relevée…
A. F. : Elle est pourtant très importante. Pour lui, s’il y a faute, elle est rachetée par le Christ qui porte sur lui tous les péchés passés, présents et même futurs. Par conséquent, il ne s’agit nullement à ses yeux d’une question judiciaire mais d’un enjeu métaphysique.
N. C. : Dieu n’est par conséquent pas un père fouettard. Et l’enfer ?
A. F. : Oh, il existe. Mais il n’y a personne dedans. S’il y avait là-bas ne serait-ce qu’une seule personne, ce serait un échec divin. Or, je me refuse à croire que Dieu puisse échouer, ne serait-ce qu’une fois. J’ai dit un jour au pape, qui ne m’a d’ailleurs pas dit le contraire, que pour moi, le judaïsme est la foi et que le christianisme est aussi la foi à partir de laquelle il n’y avait plus que des exceptions. Si ce n’était pas le cas, l’abominable sacrifice du Christ n’aurait servi à rien. Remarquez que ce n’et pas une raison pour se conduire comme des cochons !
N. C. : Si je vous suis bien, ce n’est pas, comme on le croit souvent, par peur du jugement mais par respect pour Dieu lui-même que le croyant doit se soumettre à une éthique…
A. F. : Le péché n’est pas un manquement à la loi, mais une blessure faite à Dieu. Pécher, c’est ajouter quelque chose à la passion du Christ. C’est un coup de fouet supplémentaire, un crachat de plus au visage du Seigneur.
N. C. : Lequel ne se venge pas ?
A. F. : Pas plus que pendant sa passion.
N. C. : Le seul motif de ne pas pécher, c’est donc de vouloir épargner Dieu ?
A. F. : C’est la peur de blesser un enfant. Voilà ce que c’est pour moi, ainsi que pour tous les mystiques, je crois. Ce n’est pas la crainte d’offenser quelque tout-puissant et sourcilleux satrape ; c’est tout le contraire : la crainte de faire du mal à un enfant. Voilà ma vision théologique et inédite de la vie chrétienne.
N. C. : Cette vision vous aide-t-elle à contempler la perspective de votre propre mort ?
A. F. : La mort n’existe pas. Je ne vois pas pourquoi j’y penserais.
N. C. : Vous n’en avez donc pas peur ?
A. F. : Peut-être mon corps résistera-t-il de toutes ses forces, peut-être serai-je hurlant et gesticulant ; comment le saurais-je ? Je ne puis préjuger des réactions de mon corps. Spirituellement, par contre, je sais que la mort n’existe pas, pas même un instant. De toute façon, on ne ferme les yeux sur ce monde que pour les ouvrir sur la résurrection. Il ne s’école aucun temps dans l’intervalle. Les gens s’imaginent toujours en train d’aller fleurir leur propre tombe durant trois mille ans, mais pas du tout ! C’est un clin d’oeil. Par ailleurs, Dieu n’a pas besoin de nos sens pour communiquer avec nous. Nous sommes autre chose que ce corps.
N. C. : Et que sommes-nous donc ?
A. F. : Nous sommes un nom. C’est ce nom qui fait notre personne. Dieu le connaissait avant notre naissance, nous n’en prendrons connaissance qu’après notre mort.
N. C. : En admettant que la mort ne soit qu’un passage éclair vers la résurrection, reste qu’il y a la souffrance. Simone Weil refusait toute justification de la souffrance d’un enfant. Comment un Dieu miséricordieux pourrait-il permettre tant de souffrance, tant de bourreaux et de victimes ?
A. F. : Vous posez là une question essentielle qui supposerait une longue réflexion. Car c’est dans la souffrance que réside le secret de tout. La vraie question est à mon sens la suivante : pourquoi a-t-il fallu que le Christ prenne le chemin du calvaire pour sauver les hommes ? N’aurait-il pas pu faire autrement ? Répondre à cette question, c’est répondre au problème de la souffrance. Voyez-vous, le Christ n’est autre que don total, charité absolue alors que Dieu est le Père, celui que j’ai « rencontré », est effusion pure. Or, quand un homme tel que le Christ incarné devient effusion pure, il perd jusqu’à la dernière goutte de son sang. Si vous le permettez, nous nous en tiendrons là sur ce sujet pour aujourd’hui.
N. C. : Y a-t-il un lien entre vos billets quotidiens et cette expérience mystique qui réside tout de même au centre de votre existence ? Car enfin, vous êtes politiquement marqué. Dieu est-il de droite ? Lit-il plus volontiers « Le Figaro » que « Libération » ?
A. F. : Non. Dieu ne se soucie pas de cela, c’est moi qui m’en occupe. Le sens critique étant chez moi particulièrement développé, il me suggère des réflexions qui ne sont pas toujours aimables, notamment à l’égard des hommes politiques. Notez que jamais je n’attaque leur personne : je ne les juge pas en tant qu’êtres humains, mais ne m’occupe que de leurs idées ou de leurs discours. Ayant constaté qu’il n’est pas de discours qui ne tombe dans l’absurde dès lors qu’on le prolonge un peu, j’use de cette facilité pour détruire des idées fausses. C’est mon côté journaliste : je ne puis supporter que le monde tourne sans que je donne mon opinion sur le sens de sa marche. A travers mes papiers, je ne cherche pas à infuser Dieu à mes contemporains mais à démolir des systèmes d’idées qui me paraissent faire obstacle au passage du spirituel dans la vie. Il s’agit en somme d’un travail de terroriste… de terroriste doux, car je ne suis pas méchant.
N. C. : Quelles sont donc les idées « fausses » ? Celles de gauche ?
A. F. : Celles des autres (rires). En fait, elles le sont toutes. La valeur d’une idée tient à son origine. Dans la mesure où toutes ces idées partent d’un point quelconque de l’horizon et non de la source de toute chose, elles sont nécessairement fausses, ou incomplètes. Il n’y a pas d’idées politiques valables, pas une seule, ni à gauche, ni à droite, bien entendu.
Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup
22 mars 2012 à 18:41
Le billet d’humeur, le genre journalistique qui secoue !
Le billet d’humeur, c’est l’électron libre des genres journalistiques ! Il se place résolument du côté du commentaire, et même dans son aspect le plus subjectif.
Le billet d’humeur, c’est avant tout le regard très personnel, décalé et critique d’un journaliste sur un fait d’actualité. Contrairement à l’éditorial, où celui qui écrit marque traditionnellement la position de « l’éditeur », du propriétaire du journal (plutôt du directeur de la publication en France) et, en général, de la rédaction, le billet d’humeur n’engage que son auteur (1). Celui qui en a la charge doit donc bénéficier de la confiance de la rédaction et de la direction ou, à défaut, au moins d’un prestige suffisant pour pouvoir se situer « au dessus de la mêlée ». En cas de dérapage, l’auteur risque évidemment sa tête (métaphoriquement parlant bien sûr, du moins en France…).
Le billet d’humeur ne s’interdit rien, y compris la mauvaise foi. C’est donc le genre trangressif par excellence, le seul à ne pas toujours respecter – par obligation de genre – les règles qui s’imposent à tous les autres genres journalistiques : recoupement des informations, impartialité dans l’analyse des faits (2), modération des propos, langue soutenue… (3)
Le billet d’humeur, c’est aussi le lieu de l’indignation, du coup de gueule et de la mauvaise humeur. C’est une prise de parole individuelle qui sort le journal d’un certain conformisme, d’une routine, qui est souvent la contrepartie du travail d’équipe. On dit là ce que « tout le monde » pense, mais que peut-être la rédaction aurait du mal à écrire… Rien d’étonnant donc, par exemple, que le billet d’André Frossard, qu’il a tenu dans Le Figaro de 1963 à 1995, s’intitulât Cavalier seul.
Le billet d’humeur, c’est donc aussi (surtout) un auteur qui impose sa marque et son style. A cet égard, les billets de Pierre Marcelle dans Libération et de Pierre Georges dans Le Monde (bien que les deux auteurs aient des raisons de ne pas souhaiter qu’on les rapproche…) ont quelques points communs : ils établissent notamment un lien fort avec leurs lecteurs en utilisant un langage volontiers familier mais truffé de références ; ils savent l’un et l’autre se saisir d’une anecdote de la vie quotidienne, d’une brève du bout du monde, de la collision improbable de deux événements pour arracher leur lecteur à la routine, le secouer et le contraindre à jeter un regard neuf sur ce qui semblait si naturel (4) ; ils ont le sens de la formule qu’on prend en pleine figure, mais aussi de la pirouette, du clin d’oeil qui fera sourire… L’humour – grinçant -, l’ironie sont des composantes importantes du billet d’humeur, et tant pis si ça rape et ça gratte ! A cet égard, les billets d’Hervé Le Tellier (dans la lettre des abonnés du Monde) sont des modèles du genre : en ne lui accordant qu’une place réduite, l’éditeur l’a contraint à une forme de haïku. Il lui faut en deux phrases énoncer et dénoncer. Et si possible surprendre. Au fait, ces billets portent un titre : papier de verre !
Le billettiste est donc en général un journaliste accompli et qui sait écrire (!), un homme qui possède du crédit et de la maturité.
Le billet d’humeur, c’est aussi une place stratégique dans le journal : dans Le Monde, il y a le dessin de Plantu en une et le billet de Pierre Georges (qui est d’ailleurs, depuis octobre 2003, celui d’Eric Fottorino) en der ! Le billet est exposé, mis en valeur. C’est un « produit d’appel », une « tête de gondole » (5). Mais pour le lecteur, pour l’habitué, le billet, c’est un rendez-vous. Un rendez-vous urgent et souvent passionné non pas avec le journal, mais avec une sorte d’alter ego dont il espère partager l’humeur. Le billettiste doit donc se montrer chaque jour à la hauteur de l’attente et faire avec brio son numéro de trapéziste : «Ah ! il est fort ! » devrait conclure le lecteur ravi.
Pierre Méra
_____________________
(1) D’un point de vue rédactionnel seulement. Pour la justice, tout ce qui s’écrit dans le journal engage également la responsabilité pénale du directeur de la publication… !
(2) Loin de moi l’idée d’oser écrire que les « billettistes » sont malhonnêtes ! Il s’agit ici de cette attitude qui consiste à peser soigneusement les arguments des différentes parties à un débat. Le billettiste affirme un point de vue : le sien. Dût-il être partial !
(3) Naturellement, le billettiste, pas plus qu’un autre journaliste ne peut s’exonérer des limites posées par la loi : injure et diffamation ont, en général, disparu des billets et éditoriaux de la presse d’aujourd’hui.
(4) Dans L’exception et la règle, Brecht définit, en quelque sorte, l’attitude du parfait billettiste.
(5) Les billettistes vont adorer…
Dernière publication sur 1.Bonjour de Sougueur : Mon bébé, Justin, me manque beaucoup