Culture
Samedi, 07 Avril 2012 10:00
La chronique de Abdelhakim Meziani
Fidèle en cela à ses convictions patriotiques et à la chanson emblématique de la “Môme Piaf”, Zohra Drif a incontestablement créé l’événement en France. De la Bataille d’Alger à la Bataille de Marseille, son engagement séculaire est resté plus que jamais égal à lui-même, transcendant et nourri par un idéal révolutionnaire qui ne souffre d’aucune ride. Et ce ne sont pas les extrapolations de quelques commis de l’idéologie coloniale française qui auront raison de ses irréfragables certitudes.
À plus forte raison lorsque le socle de la mauvaise foi attribue son adhésion au mouvement national à la découverte de grands philosophes de l’Hexagone qui auraient permis à l’étudiante de jadis de découvrir les conditions criardes de son propre peuple.
Non ! Rien de rien …
Non ! Je ne regrette rien
Ni le bien qu’on m’a fait
Ni le mal tout ça m’est bien égal !
Non ! Je ne regrette rien, assènera-t-elle en présence d’une assistance quelque peu biaisée par la présence de Danielle Michel-Chich, une des victimes de la bombe du Milk Bar : “Nous avons pris les armes pour combattre la caste coloniale, un système qui ne vous laisse d’autre choix que de mourir pour vivre dans votre pays.” De marbre et digne représentante d’un peuple qui a brisé à jamais le joug de la double exploitation colonialiste et capitaliste, elle expliquera avec un sens inné de la pédagogie qu’elle a abandonné confort et jeunesse pour se mettre au diapason des aspirations à la Révolution et à l’Indépendance nationale d’un peuple spolié et humilié, victime s’il en est d’actes génocidaires et de crimes contre l’humanité. Zohra Drif ne regrette ni le bien ni le mal qui lui ont été faits, car la cause pour laquelle elle s’était battue était une cause assurément juste. N’en déplaise à Bernard-Henri Lévy, la concrétisation des aspirations au recouvrement de la souveraineté nationale de tout un peuple n’est pas le fruit “d’actes injustes” ! Portée par des idéaux dont le socle est constitué par la ligne générale tracée par le FLN et sa déclaration du 1er Novembre 1954, la guerre révolutionnaire populaire était jadis une réponse concrète à une situation concrète caractérisée, fera-t-elle remarquer, par la négation de la société globale algérienne, des exactions et des horreurs dont cette même société était sempiternellement victime à l’instigation de la caste et de la soldatesque coloniales.
En d’autres termes, l’héroïne de la Bataille d’Alger n’avait pas rejoint un “Réseau de poseurs de bombes en cheville avec le FLN” mais une organisation révolutionnaire qui a su, dans sa déclaration fondatrice, faire un judicieux distinguo entre les Français d’Algérie, appelés du reste à s’insérer dans le processus émancipateur, et les auteurs par trop zélés de la négation de tout un peuple appelé à se contenter d’un simple statut de sujet. “Ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser, c’est à l’Etat français qui est venu asservir mon pays”, assènera-t-elle à la sortie de la salle de conférence…
Non ! Rien de rien …
Non ! Je ne regrette rien…
C’est payé, balayé, oublié
Je me fous du passé!
Zohra Drif affirme à la face du monde qu’elle n’a pas de problème avec le peuple français et que son problème est avec le régime colonial et raciste qui a voulu supprimer un peuple et une patrie et refuse, cinquante ans après l’Indépendance de l’Algérie, de faire amende honorable : “Notre guerre, nous l’avions menée contre le régime colonial injuste…Cependant, cette guerre et finie”, a-t-elle déclaré. Il y a mieux à faire que de recourir aux réminiscences d’un autre monde et aux fantasmes démesurés de ce chantre du néocolonialisme et du sionisme, un cousin de surcroît, Bernard-Henri Levy pour ne pas le désigner.
La voilà la femme attendue par tous les pieds-noirs en colère massés devant la Criée, le théâtre des débats du colloque qui a réuni à Marseille des intellectuels et politiques algériens avec leurs vis-à-vis français. Ces bombardiers du troisième âge, nostalgiques de l’Algérie française, ont fait pleuvoir sur nous des œufs et des crachats. Mme Zohra n’a pas été touchée. Votre serviteur si : un crachat au pantalon et un soupçon d’œuf à la veste sur fond de cris : “Abat les fellouzes !” Dois-je pour autant bénéficier d’une pension d’ancien moudjahid ? à étudier. Elle est là ce petit bout de femme qui va affronter Bernard Henry Levy, philosophe-star ou star philosophe – qui peut bien le dire ? – qui piaffait d’impatience d’en découdre enfin avec cette héroïne pour les uns et terroriste pour les autres. De taille il la fait au moins deux fois avec ses interminables jambes. à la course à pied il l’emporterait sans problème. Mais là, il s’agit de combat du verbe. Et dans le combat quel que soit sa nature, Zohra Drif est dans son élément. Avant même que le débat ne commence un pied-noir hurle en direction de l’Algérienne : “Assassin ! Assassin !” Maurice Szafran, modérateur et par ailleurs patron de Marianne, exaspéré par l’homme, demande à ce qu’on l’évacue de la salle. Les vigiles s’y exécutent. Zohra, sourire aux lèvres, s’adresse à l’auditoire : “Si Guy Mollet avait fait preuve de la même fermeté devant quelques jets de pierre en 1956, on aurait fait l’économie de beaucoup de vies.” Szafran ploie sous le compliment. Levy regarde alors avec intérêt cette femme qui a trouvé les mots justes pour commencer son intervention. D’abord elle rappelle – suivez son regard – qu’elle n’est pas une professionnelle de la parole et des débats. Elle dira à ceux qui doutent de leur identité : “J’ai une identité de femme, une identité algérienne qui porte l’histoire de mon peuple. Je partage avec le peuple arabe cette immense culture arabo-musulmane. Je suis maghrébine, amazighe et africaine.” BHL qui attendait d’intervenir avec quelque impatience lui demande si elle n’a pas quelques regrets d’avoir déposé une bombe au Milk-bar, tuant ainsi des dizaines d’innocents. Tout cela dit avec fougue et nervosité. Placide, calme, souriante du sourire des “never complain, never explain”, elle explique de sa voix posée qu’elle s’était battue avec des moyens qui lui ont été imposés par l’ordre colonial et que le FLN n’avait que la guérilla à opposer aux avions, aux chars et aux exécutions en masse de l’armée coloniale. Et la voilà portant l’estocade à BHL : “C’est bien beau de faire le procès de nos méthodes. Mais comment faire pour nous libérer ? Nous avons utilisé toutes les voies et moyens pour avoir le même statut que vous, juifs, en pure perte.” à ce moment-là, BHL a quelque peu vacillé sur son siège. De la même voix égale qui aura l’effet d’une secousse sur son interlocuteur, elle ajoutera : “Nous sommes de la même origine amazighe.” Un ange passa. Recadrant large, elle précisera que la guerre de libération nationale a été menée par un front comprenant aussi des Français de confession chrétienne et judaïque et que les combattants n’ont jamais eu des problèmes avec les Français, mais avec le système. à ces arguments rassembleurs et apaisants, BHL sera sourd. Pour lui, Zohra Drif a tué des innocents. Il lui demandera si elle avait des cauchemars, si elle pensait à ses victimes ? Terrible question. La réponse fera sangloter d’émotion un vieil Algérien à quelques sièges de moi : “Je n’ai aucun cauchemar… Je ne condamne pas mes actes sinon je condamnerai l’indépendance de mon pays. J’assume ce que j’ai fait !” Une salve d’applaudissements ponctua cette profession de foi. J’aurais souhaité que l’intervention et les réponses de Zohra Drif soient diffusées en boucle à la télé jours et nuits pour que les Algériens aient un modèle d’une femme de quatre-vingts ans qui n’a jamais cessé de se battre pour son pays. Dans les moments de découragement, Algériens, pensez à Zohra Drif. Nourrissez-vous de son exemple. Il vous tiendra debout, malgré vous, malgré eux…
H. G.
hagrine@gmail.com
8 avril 2012
Hamid Grine