«Un jour, alors que j’étais son invité à Moscou, Khrouchtchev me traita de réactionnaire, parce que je ne buvais pas d’alcool. Mais, il se ravisa rapidement, lorsque, étant dans un état d’ivresse avancé, il me dit : ’’Non, vous avez raison. Vous voyez, je suis responsable de la moitié de la terre, et dans cet état, je mets en danger l’Etat et le monde entier’’.»
J’avais rencontré le premier président de la République indépendante dans son domicile à Maghnia, pour la cinquième fois, alors qu’il revenait d’un séjour au Venezuela. On préparait son jubilé, auquel devaient participer des personnalités du monde entier.
Et quand il larguait ses amarres dans sa ville natale, c’était grand bonheur pour lui. Un retour qu’il appréciait toujours. «C’est toujours un bonheur de retourner chez soi, de revoir sa famille, ses amis et pouvoir prendre un café», dit-il lentement du haut de ses 88 ans. A chacune de ses visites, sa maison, située à la rue Larbi Tebessi, se transformait en lieu de pèlerinage. Un pèlerinage, pourtant, qui ne nous était pas toujours permis.
Ou pas facilement. Malgré notre appartenance à cette ville. «Il ne pourra pas vous recevoir, il est fatigué, il est en famille», nous mitraillait, alors, celui qui faisait office de garde du corps. C’était de l’excès de zèle. Trois véhicules de la BMPJ étaient stationnés des deux côtés de la rue. Une protection rapprochée, mais pas trop ostentatoire.
Usant de subterfuges, je m’étais introduit dans le patio de la demeure. Ben Bella, contrairement aux affirmations de ses vicaires, m’accueilla avec joie, m’offrit du café et des gâteaux. Puis, affairé à régler un problème familial, il me demanda avec élégance : «Accordez-moi quinze minutes, restez dans le patio, ne partez pas.» Son neveu, Nasro, insista pour que je m’installe confortablement. «N’ayez cure des remarques de certaines gens», dit-il. Bizarrement, une personne s’étant affublée du titre de protocole d’un jour nous apostropha : «Essayez de comprendre, il est fatigué et puis il est presque midi, revenez le soir.» Et il me fit sortir subtilement. Une décision que Ben Bella n’appréciera pas. «Pourquoi l’avez-vous laissé partir ?» Qu’à cela ne tienne…
A l’affût de ses déplacements, je le retrouvais, vingt-quatre heures plus tard, à l’hôtel El Izza où il inaugurait un séminaire national sur l’hypertension, auquel avaient participé près de quatre cents spécialistes des quatre coins du pays. «C’est toujours un bonheur de voir sa ville organiser une rencontre de cette importance», fit-il simplement, mais avec fierté.
Et puis, inexplicablement, des personnes tentent de m’interdire de m’approcher de lui. Comme si elles avaient peur de quelque chose. C’est à peine si on ne m’avait pas fait sortir manu militari…
Ayant eu vent que l’ancien président allait honorer l’équipe de football qui évoluait en interrégions et leader de son groupe, je me pointais au stade. «C’est moi qui ai construit ce stade, j’ai joué avec ce club dans les années 1930, je portais le numéro cinq, mais nous n’avions pas les moyens que vous avez aujourd’hui», rappelle-t-il avant de se remémorer son époque, non sans émotion. Des tribunes du stade fusaient des youyous. Dans la salle Méliani où nous étions invités à une collation, je m’étais attablé avec Ben Bella sous l’œil rageur du garde du corps. «Vous savez, mes enfants, l’amnistie, c’est le garant de la stabilité du pays. Sans pardon, on ne pourra pas évoluer», laissait-il entendre.
Quelque peu fatigué, mais à l’aise, Si Ahmed revenait à ses souvenirs, Gamal Abdenasser, particulièrement. «J’avais un problème de communication avec lui. J’essayais de parler l’arabe et ce n’était pas toujours facile. Mais au-delà de cette gêne, dès les premiers instants on s’est compris. Ainsi est née notre amitié», confie-t-il.
Celui qui disait avoir lu les philosophes comme Ibn Rochd, Ibn Tofayl, Kant, Foucault et toute l’œuvre de l’écrivain égyptien Nadjib Mahfoud, aimait répondre aux questions des jeunes qui l’entouraient. «J’aime Mohammed Dib et sa trilogie dont l’action se passe dans la ville de Tlemcen, où j’ai passé une partie de ma vie», disait-il. Pressé d’expliquer pourquoi il n’avait pas encore décidé d’écrire ses mémoires, Ben Bella affirmait : «Pourquoi parler du passé, un passé douloureux, c’est vrai, mais c’est du passé.
Regardons vers l’avenir, c’est plus utile.» Apparemment non disposé à évoquer les points chauds de notre histoire, l’ancien président préférait plutôt parler de ses grands amis, des personnalités du monde et raconter des anecdotes. «Nasser m’envoyait des tonnes de livres et des disques d’Oum Kaltoum. Ah oui, il m’envoyait des films, aussi.» Et avec Che Guevara ? «Avec Che, nous parlions beaucoup d’autogestion, même si ce système de gestion ne lui plaisait pas», se souvenait Ben Bella. De Khrouchtchev, il racontait avec le sourire : «Un jour, alors que j’étais son invité à Moscou, il me traita de réactionnaire parce que je ne buvais pas d’alcool. Mais, il se ravisa rapidement lorsque étant dans un état d’ivresse avancé, il me dit : ’’Non, vous avez raison. Vous voyez, je suis responsable de la moitié de la terre, et dans cet état, je mets en danger l’Etat et le monde entier’’.» Notre discussion avait été entrecoupée par les va-et-vient des personnes voulant se photographier avec le président.
Pour éviter la polémique, Ben Bella tentait d’éluder certaines de nos questions. «L’Algérie a tous les atouts pour être une grande nation, faisons en sorte qu’elle en soit ainsi. Remuer le passé ne sert à rien», disait-il. Depuis ses déclarations, jugées polémiques, sur la chaîne qatarie Al Jazeera, l’ancien président était devenu prudent. Ou plutôt son entourage. Des conseillers d’un jour. Ceux-là qui l’avaient renié à l’époque où évoquer le nom du raïs valait à ses auteurs la torture dans les sous-sols de la Sécurité militaire du temps de Boumediène. Mais bon… Et il ne plaisait pas au président de revenir sur cette période.
D’anciens militants du Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA, parti dissous) à l’époque où le parti n’était pas encore agréé, s’étaient pointés sur le seuil de la porte. «Nous étions les véritables opposants au régime, nous étions dispersés dans toute l’Europe. Maintenant, on ne nous laisse pas revoir notre chef d’autrefois», criaient-ils. Le chef n’était pas au courant de leur présence. Les gardes excellaient dans l’art de la filtration…
«Je reviendrai pour mon jubilé, inchallah !», rassurait-il l’assistance. Ben Bella s’était engouffré dans la Mercedes mise à sa disposition par la wilaya de Tlemcen. Ben Bella n’avait pas vraiment perdu de sa verve. Surtout pas de son statut. Depuis peu…
16 avril 2012
Ben bella