Culture :
Mais pourquoi Bahidja, l’héroïne de ce livre, éprouve-t-elle le besoin de se vêtir d’un jïlbab noir ? Et pourquoi, depuis 1996, elle erre ainsi voilée dans les rues de la capitale au point de se muer en passager de la nuit ?
Parce que cette femme ne croit plus (n’a jamais cru) au bonheur tranquille ni à la gentillesse des individus. Parce que, dit-elle, «sous ce voile sont dissimulées des pages d’Histoire, celles que je n’ai pas écrites et qui se sont abattues de tout leur poids sur mes épaules». Fatal destin qui, dès les premières pages, entraîne le lecteur dans une intrigue de plus en plus nerveuse. Il a alors l’impression d’avancer comme dans un thriller au ralenti. Sans voile, sans remords est l’histoire d’une héroïne poursuivie par la fatalité tragique. Une histoire racontée par elle-même et écrite par l’auteur. Leïla Aslaoui rapporte avoir recueilli ce témoignage bouleversant suite à sa rencontre avec cette femme voilée. C’était dans l’après-midi du 12 janvier 2011. Le hasard fit que les chemins des deux anciennes camarades de lycée se croisèrent dans une rue fréquentée d’Alger… D’où un récit composé comme un morceau à quatre mains, du moins au début et à la fin, car le livre entier donne voix à Bahidja qui s’exprime à la première personne. La précision implacable des détails, parfois atroces, fait une histoire où rien n’est banal. Même la ville devient à son tour mieux qu’un décor : un personnage. Rien de surprenant à cela, l’acte d’écrire étant dans ce genre d’ouvrage une performance douloureuse qui exclut de broder dans le pastel. En filigrane, cependant, le réalisme du cœur et la tendresse de la romancière accomplie transparaissent à mesure qu’évolue l’intrigue et se construit le récit dramatique. Pour Leïla Aslaoui, en effet, donner la parole à Bahidja, c’est vouloir «faire entendre son cri d’indignation contre l’intolérance, la xénophobie et le machisme». En même temps, c’est continuer à faire œuvre d’historienne en revisitant cette «Algérie des «années rouges» ou «décennie noire» où un fils a assassiné son père, un frère, sa sœur…» Bahidja ? C’est le voyage dans le passé d’une femme victime d’une violence multiforme, insidieuse ou brutale, exercée en permanence contre son intégrité physique et morale. Comme la plupart de ses semblables, d’ailleurs, et aussi loin que peuvent remonter ses souvenirs : pendant la guerre de Libération, à l’indépendance… Sa mémoire est ainsi «un immense coffre» où sont enfermés plein de rêves détruits, de désillusions et de bonheurs avortés. Avec, par exemple, une mère française «coincée », elle avait depuis longtemps compris «que la bigoterie et les bondieuseries n’avaient pas de nationalité propre. Leur laideur est la même sous tous les cieux». Il y a aussi le mensonge qui entoure la sœur aînée : Nouria, la grande sœur moudjahida, était-elle morte ou vivante ? Nouria, c’est sa «blessure indélébile», c’est celle qu’elle avait «vu partir, solidement encadrée par des parachutistes le 26 novembre 1956». Nouria qui allait être torturée, violée puis sauvée par un conscrit français, celui qui deviendra Si Rachid. Bahidja finit par découvrir que la disparue est bien vivante, elle vit en France avec Si Si Rachid et leu fils Mehdi. Et de se dire, amère, que la guerre et l’histoire peuvent pourrir bien des vies. Mais eux au moins avaient choisi, contrairement à elle : «Moi, elle (l’histoire) m’est tombée dessus sans ma permission ou mon choix.» Près de quarante ans plus tard (après l’arrestation de Nouria), précisément en cette fatidique soirée du 24 décembre 1995, Bahidja a rendez- vous avec l’horreur absolue. Une nuit de haine et de sang. Elle est l’unique rescapée du massacre de sa mère, de son mari, de Nouria et Si Rachid et de Ghania l’aide-ménagère. La bête a encore frappé et, comble du cauchemar, parmi les assassins se trouve le propre fils de Bahidja ! Le choc est si violent, le traumatisme si profond que la malheureuse ne peut que se poser des questions (sans réponse). Quelque temps après, sous le voile qui cache sa «honte» et ses «blessures», elle arpente les rues d’Alger… Pourtant, au-delà des tragédies marquant l’histoire individuelle ou collective, la vie finit par reprendre son cours. La lumière chasse les ténèbres. Bahidja n’est évidemment pas «la femme soumise que l’on croit». Elle redevient alors «la joyeuse », celle qui, telle «une rivière en crue», emporte sur son passage les miasmes morbides que dégageait le carnaval des zombies. Car voilà, Bahidja c’est surtout «le triomphe de l’amour sur l’obscurantisme, les larmes et le sang». Tout un symbole de tolérance et d’ouverture sur l’autre. En octobre 2011, elle apprend que la bête humaine par elle enfantée avait été abattue… Désormais, elle pourra avancer sans être voilée dans Alger «El Bahdja». Ce livre passionnant de Leïla Aslaoui, car pluriel (il mélange la fiction, l’histoire et la chronique), est un hymne à la paix et un témoignage contre l’oubli. Il s’inscrit dans le travail de mémoire entrepris par l’auteur depuis plus d’une dizaine d’années et que certains considèrent comme une sorte d’exorcisme, de travail sur soi. Surtout, il est d’abord et avant tout un bel hommage à la femme algérienne dans sa vérité nue (sans voile ni remords pourrait-on dire). A lire absolument pour bien comprendre à quel point le cœur saigne quand on a des enfants. Le cœur d’une mère, oui, mais aussi et par extension l’Algérie elle-même : un pays qui «s’abreuve, certes, du sang de ses meilleurs enfants, mais n’en oublie aucun. Il les aime mal, mais il les aime». Comment alors ne pas accepter toutes les perditions (pour le lecteur) quand la belle charmeuse se prénomme Bahidja ?
Hocine T.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/04/25/article.php?sid=133369&cid=16
25 avril 2012
Leïla Aslaoui-Hemmadi