Un peu plus loin, au bord de la route qui n’attend personne, un autre groupe. Des jeunes. Certains font du stop, d’autres attendent, vigilants, un autre bus. Même d’une autre nationalité. Ils sont jeunes, la vie est devant eux mais un peu trop loin, soucieux de poursuivre le voyage, même en nageant, débrouillards, vifs, aux aguets de la chance et du hasard. On les reconnaît sur mer, en Espagne ou à cause du gel sur les cheveux ou du maintenant à contre vent. Puis, une dizaine d’autres. Près du pneu crevé et de la roue sans but et sans seconde chance. Ils sont ce que Marx aurait nommé la classe dirigeante. La raison ? Deux s’affairaient sur la roue morte, trois debout, leur donnaient des consignes inutiles et des avis trop gratuits et sans pesanteur. Ensuite deux autres qui parlaient au téléphone comme s’ils commandaient la totalité des bus de l’univers et un dernier silencieux, obscur comme un dirigeant du peuple, le visage fermé par l’excès d’autorité. C’est un peu l’Etat, le régime, la classe parasite de la gouvernance. L’Algérie en a produit des milliers qui ne meurent pas étrangement et se reproduisent en se tenant debout autour du problème. C’est un peu le parti unique, les autocrates, les Pères du peuple qui ne s’arrêtent jamais de parler et de ne rien faire en même temps. Dans tout les cas, la scène était triste. Surtout les gens à l’intérieur du bus, la tête penchée sur la vitre, abasourdis par la fatalité et tout juste capables de produire l’étrange laine de la passivité. De quoi écrire une bonne nouvelle parabolique sur l’Algérie : la route était bien goudronnée mais les gens avaient cet air de revenir d’un endroit où ils ne sont jamais allés. Que dire de plus ? C’était le pays entier, sous la forme d’une panne. Un bus avec du saumon piégé et des menteurs qui tentaient de regonfler un pneu avec leurs joues. Chacun peut écrire cette chronique s’il avait vu ce bus qui n’avait même pas de ressembler à un drapeau pour résumer le pays. A l’ouest, il y avait des nuages gris et maigres qui pouvaient vaincre le soleil, en s’allongeant. Un vent est venu mais n’a rien pu faire ou dire ou soulever. Personne ne s’arrêtait pour changer ce monde sans roue et le temps passait avec les autres automobilistes. Tout le reste était herbes mortes et attente d’un remorqueur qui viendra du ciel.
Une histoire d’un peuple de trois secondes par Kamel Daoud
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28 avril 2012
Kamel Daoud