Chronique du jour : ICI MIEUX QUE LA-BAS
arezkimetref@free.fr
Peut-être, comme moi, avez-vous lu cette info dans El Watan ? Il s’appelle Tarek Mameri. A 23 ans, il est chômeur et n’a pas la célébrité de Takfarinas ou celle de Houari Benchenet. Visiblement, il comble son temps, forcément creux vu le chômage, dans l’activisme militant sur les réseaux sociaux. Et bien sûr, en dehors des blogueurs comme lui, personne ne le connaît ! Jusque-là ! Mais voilà que mardi 1er mai, son nom explose sur le Net et même en dehors.
Ce jour-là, des hommes en civil le kidnappent à Belouizdad (ex- Belcourt, Alger) d’où il est originaire. Ils le jettent dans un véhicule de marque Kadi et, en trombe, démarrent vers une destination inconnue. Le jour-même, un membre de la Ligue algérienne des droits de l’Homme (LADDH) déclare au quotidien qu’il cherche à «savoir exactement les accusations retenues contre lui». Indépendamment de ce que l’on ignore et de ce qu’ils peuvent «fabriquer» comme chefs d’accusation, ce que l’on sait de science certaine, c’est que Tarek Mameri a posté des vidéos dans lesquelles il appelle au boycott des législatives du 10 mai. D’ailleurs, on peut encore voir ces vidéos sur internet. Il aurait aussi critiqué les appels au vote du chef de l’Etat et de ses ministres. L’une de ces vidéos fait le buzz. Une autre, publiée le 17 avril, montre Tarek Mameri et deux autres jeunes démontant des panneaux d’affichage électoraux. Commentant son acte, il affirme : «Nous allons les enlever et faire passer le message à tous les Algériens. Nous ne voulons pas les détruire pour qu’ils ne disent pas que nous sommes des va-nu-pieds. Nous allons les démanteler, les ranger pour que l’Etat vienne les récupérer.» Sans doute Tarek Mameri était-il loin de penser que nous étions encore dans l’ère de la police politique avec ce qu’elle a de plus implacable. Car, enfin, si on lui imputait un acte de vandalisme, il aurait suffi de le convoquer au lieu de l’enlever dans une voiture banalisée.(2) On ne sait pas exactement ce que ces vidéos contiennent, ni ce qu’on reproche au jeune Tarek Mameri, mais ces méthodes, elles, on les connaît. On les reconnaît ! Ce sont celles d’avant ! Cependant, si la réponse est à ce point viscérale, c’est que le coup est ressenti douloureusement. Si ces vidéos sont effectivement à l’origine de la répression exercée contre ce jeune internaute, on peut en imaginer deux raisons. La première résulterait de la frayeur du régime à l’endroit des blogueurs depuis «le printemps arabe». La seconde concernerait l’appel au boycott, défaut de la cuirasse du pouvoir actuel qui a toujours besoin de se légitimer par une forte participation. Ce que le pouvoir ignore ou feint d’ignorer, c’est que si les Algériens boycottent ou s’abstiennent, ce n’est pas parce qu’un jeune internaute a posté des vidéos pour exprimer son ras-le-bol. Ce n’est pas non plus parce que des partis politiques les appelleraient à cette position. C’est seulement en raison de leur exclusion du champ politique par un pouvoir qui s’accapare tout l’espace, ne réalisant la présence du citoyen qu’au moment du vote. Au fond, l’appel au boycott, l’invitation à l’abstention, sont eux-mêmes incarnés dans chacun des actes de ce pouvoir. Et c’est peut-être à ses membres qu’il convient d’attribuer cette lente et inexorable désaffection de la confiance des Algériens en leurs dirigeants imposés, même en cas d’élection. Petit point de droit : rien dans la législation algérienne ne réprime l’abstention ou le boycott ! C’est pourquoi on trouve loufoque la suggestion d’un avocat célèbre de rendre le vote obligatoire et d’infliger des sanctions appropriées aux «abstentionnistes » Cette joyeuse suggestion est le fait de Farouk Ksentini, président de la commission chargée des droits de l’Homme. Comme on peut le constater, chez nous, les droits de l’Homme sont bien défendus… surtout la liberté d’opinion assurée par la Constitution. Tandis que l’on kidnappe de jeunes internautes qui poussent des coups de gueule sur le Web, celui-ci est truffé de vidéos d’artistes algériens vendant la camelote des élections au profit des détenteurs de patente. Ainsi, peut-on voir d’illustres noms de la chanson et du spectacle débiter des morceaux de bravoure électoralistes comme on déclame une tirade au bout de laquelle tombe le cachet. Hasard du calendrier ? Le 26 avril dernier, Journée mondiale de la propriété intellectuelle, Mme Khalida Toumi, ministre de la Culture, annonçait un nouveau programme comportant le montant de 398 millions de dinars attribués à des auteurs nationaux et étrangers. 51 de ces millions de dinars sont répartis entre 563 artistes et 67 producteurs nationaux. La soirée fut l’occasion de rendre hommage à des artistes parmi lesquels les Algériens Cheb Bilal et Takfarinas. C’est sans doute à la sortie de cette cérémonie qu’on a tendu à Takfarinas le micro à travers lequel il nous apprend que ceux qui ne votent pas le regretteront. Je suis particulièrement incommodé d’avoir à le dire car Takfarinas est un artiste auquel je reconnais de grandes qualités humaines et musicales. J’ai juste envie de lui demander : «Mais qu’est-ce que tu fiches dans cette galère ?» Devant sa contrition à prononcer ces paroles presque contre nature, en tout cas contre sa nature d’artiste, je ne suis pas loin de me demander, rejoignant en cela un jeune chômeur de Sidi Aïch interrogé par l’Agence Siwel : «L’avez-vous vu ? Il était tellement gêné qu’on dirait qu’un agent du pouvoir lui pointait un pistolet sur la nuque.» Naturellement, la politique du pouvoir consiste à mobiliser les artistes en jouant, au mieux sur la fibre nationaliste, au pire sur celle du portefeuille. Des caravanes d’artistes sillonneraient, semble-t-il, le pays pour faire le travail d’agit-prop qui est celui des politiques. A Oran notamment, 75 artistes parcourent les 26 communes de la wilaya, missionnés par la Direction de la culture pour appeler les citoyens à se rendre en masse aux urnes, le 10 mai prochain. Certes, les artistes ont le droit de s’impliquer dans des causes citoyennes et même politiques. Ils ont le droit de soutenir le pouvoir. Mais il vaudrait mieux pour eux, pour nous, pour l’Algérie, qu’ils s’en tiennent à ce qu’ils savent le mieux faire : chanter, jouer, etc. Quoi qu’il en soit, le bâton du kidnapping pas plus que la carotte tendue aux artistes ne parviennent à dégeler l’indifférence des Algériens pour l’élection des députés qui auront, il est fort à craindre, pour unique souci de gérer une carrière et leur propre patrimoine.
A. M.
1) Les Brechtiens reconnaîtront dans le titre de cette chronique celui, inversé ici, d’une célèbre pièce de Berthold Brecht.
2) Au moment où cette chronique se bouclait, on apprenait que le tribunal de Sidi M’hamed a ordonné la libération de Tarek Mameri et annoncé qu’il serait jugé le 30 mai. Accusé de «destruction de biens d’autrui, incendie de documents administratifs et incitation à l’attroupement», l’accusé a reconnu les faits devant le procureur en disant : «Oui, j’ai détruit les panneaux d’affichage électoraux et brûlé ma carte d’électeur. J’ai préféré commettre cela plutôt que de m’immoler. »
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/05/06/article.php?sid=133775&cid=8
6 mai 2012
Arezki Metref