Chronique du jour : KIOSQUE ARABE
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Certains membres de la caste des théologiens («Alem» est par trop superlatif pour eux) s’évertuent à résoudre la quadrature du cercle, ou à déterminer le sexe des anges, en restant bloqués sur le premier mot. Cela donne pour eux, et pour leurs ouailles empressées, des fatwas aussi grotesques que celles dont vos journaux rendent compte régulièrement.
Des fatwas à forte valeur ajoutée, puisque les musulmans (je parle de mes compatriotes et coreligionnaires) souffrent aujourd’hui de voracité religieuse. Ce qui fait d’eux des consommateurs effrénés, y compris du tout-venant, avec une préférence marquée pour le «made in» Moyen-Orient. Trop occupés à attendre les containers de l’Est, ils n’ont pas remarqué que la pomme de terre avait commencé à léviter (sans l’aide de la divine propulsion) jusqu’à atteindre des hauteurs vertigineuses. Il y a même des gens spécialement affectés à cette tâche : vous persuader que tout comme la patate, le paradis aussi a un prix qu’ils vous invitent à acquitter, sans vous informer du prix qu’ils payent eux. Il y en a, d’ailleurs, qui ne se contentent pas d’assurer leur billet pour l’éden, mais qui engrangent aussi des millions de dollars pour leur vie terrestre. C’est le cas de ce bonimenteur et raconteur d’histoires sacrées, l’Égyptien Amr Khaled : il est capable de faire pleurer tout un stade à l’évocation d’un martyr de l’Islam, tué dans une bataille, il y a plus de quatorze siècles. Il y a de quoi décourager bien des vocations ! Amr Khaled est l’un des téléprédicateurs les plus riches du monde musulman, sinon le plus riche, et sa moustache fait frémir bien des cœurs en hidjab. Son succès auprès de femmes et la fortune subséquente qu’il a acquise ne sont pas pour rien dans la féroce jalousie de ses pairs. Karadhaoui est certainement riche, mais il n’est ni jeune, ni beau, et il faut être aveugle ou extrêmement sensible à son compte en banque pour ne pas le voir tel que l’impitoyable nature l’a fait. On peut se demander d’où il tient alors ce succès inégalé et cette influence considérable sur le monde arabo-musulman, alors que «son» printemps arabe n’est visible que par la météorologie américaine. Tous les Arabes musulmans maudissent les États-Unis à cause de la Palestine, mais ils répondent oui à l’islam politique voulu et intronisé par l’Amérique. Apparemment, les Arabes qui fustigent le principal allié d’Israël ne voient aucun paradoxe dans l’interdiction faite à Karadhaoui d’entrer aux États-Unis, et le fait que Karadhaoui réside sur ce porte-avion américain qu’est le Qatar. Lorsque le commandeur suprême du mouvement des Frères musulmans interdit aux Arabes de faire le pèlerinage à El-Qods, tout le monde s’incline(1). Il a même le pouvoir de défaire ce que les autres ont fait puisqu’il a incité les musulmans de France à se faire naturaliser, annulant du même coup les fatwas l’interdisant. Il est vrai qu’entre Cheikh Hamani(2) et Karadhaoui, la différence en matière d’objectifs et l’inégalité devant les moyens technologiques ne font pas mystère. Cheikh Hamani pensait, à tort selon moi, que les Algériens risquaient de perdre leur identité musulmane en prenant la nationalité française. L’aumônier d’Al-Jazeera les exhorte, au contraire, à devenir français, à croître et à se multiplier pour islamiser la France. On notera, au passage, que dans le domaine de la procréation, tout le monde se retrouve. Ils sont tous d’accord pour décréter qu’il y a plus de zones interdites dans le corps de la femme que dans toute l’étendue de l’univers. Ceux qui se sentent plus proches (pas trop, bien sûr) de Cheikh Hamani ont du mal à imaginer la puissance de ce théologien et l’aveuglement de ses admirateurs devant ses multiples contradictions. Ainsi, lorsque Karadhaoui fustige à longueur d’année les théologiens de service, ceux qui servent les gouvernants, il oublie que son minbar est situé juste à la droite du trône de l’émir. Toutefois, Karadhaoui n’est jamais à bout de ressources, et il vient de le prouver en proposant une avancée spectaculaire dans l’exercice du pouvoir. Puisque le président, l’émir, bref le gouvernant, ainsi que le théologien sont payés par l’État. Ils sont donc dans une situation d’égalité, et le second ne devrait pas être au service du premier, bien au contraire. Dorénavant, et vu que le théologien détient directement son pouvoir de Dieu (en vertu du postulat proclamant que les imams sont les héritiers des prophètes), le gouvernant devrait lui être assujetti. Reste à savoir comment l’émir du Qatar, dont Karadhaoui est le salarié, appréciera cette ébauche de révolution de palais, qui plus est, rappelle étrangement l’Iran voisin. Au demeurant, et en attendant la grande «fitna» annoncée, sunnites et chiites, qui s’entendent généralement pour entraver la liberté des femmes, sont en désaccord sur la question du blasphème. Ainsi, le Parlement koweïtien a voté la semaine dernière un amendement au Code pénal instituant la peine de mort pour le blasphème. La sentence est applicable à toute personne portant atteinte à la personne du Prophète, à ses compagnons et à ses épouses. Les chiites, minoritaires au Parlement, qui ont voté contre la loi, ont exigé, pour la voter, qu’elle soit étendue aux douze imams du chiisme. Or, c’est précisément parce qu’un activiste chiite s’en était pris à Aïcha, l’épouse du Prophète, que le Parlement koweïtien s’était saisi du projet de loi. Or, il y a une croyance répandue chez les chiites selon laquelle Ali était le successeur désigné du Prophète, après la mort de ce dernier, et c’est Aïcha qui aurait contrarié cette succession. Le fait que Aïcha se soit opposée par la suite à Ali a contribué à étayer cette croyance, telle que rapportée par les chroniques de l’époque. Au Liban, les choses vont beaucoup plus loin, semble-t-il, puisque des loges chiites organisent régulièrement des «assises fatimides », en hommage à Fatima-Zahra, la fille du Prophète. La chose passerait inaperçue si, comme l’a noté un confrère libanais, les participants ne versaient pas dans la provocation. Non contents d’attribuer à la Fatima-Zahra la qualité de martyr, les organisateurs de ces assises reprennent l’accusation selon laquelle elle aurait été tuée par Omar Ibn- Khattab. Une accusation ancienne, qui revient au premier plan, alors que même les théologiens chiites la tiennent pour peu crédible. A par ça, tout va bien dans le meilleur des mondes arabo-musulmans.
A. H.
(1) Même l’emblématique Ali Gomma, Grand Mufti de la République d’Égypte, n’a pas échappé à la vindicte et aux imprécations, parce qu’il a bravé l’interdiction de Karadhaoui et s’est rendu dans la ville sainte occupée.
(2) Il faut quand même replacer cette fatwa dans son contexte : c’était à la fin des années soixante. L’indépendance n’était pas loin, et les futurs «harraga» n’étaient pas encore nés. Il fallait être un fou, un traître, ou un visionnaire pour oser demander la nationalité française.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/05/07/article.php?sid=133823&cid=8
7 mai 2012
Ahmed Halli