Voxpopuli : 50e ANNIVERSAIRE DE L’INDÉPENDANCE
A mon père. A tous ceux qui sont tombés au champ d’honneur. Pour que vive l’Algérie libre et indépendante.
M-R. Y.
En cet après-midi de septembre 1958, le choc émotionnel que j’ai subi du haut de mes dix ans est resté gravé dans ma mémoire. Un psychodrame joué en deux actes qui hante quelquefois mes nuits. L’arrestation de mon père et, deux mois après, une scène que l’enfant que j’étais n’as pu soutenir, étant donné mon jeune âge : ma mère, le visage noir de suie, se frappant cruellement les cuisses et la poitrine, se griffant les joues en pleurant son mari assassiné. Ma pauvre mère, ma pauvre Yamena était méconnaissable.
Flash-back.
1954/1955. La cordonnerie de Daoud Tergou dit «Aguède» était le centre de gravité de l’élite de Théniet-El-Had, tous membres OCFLN. Toute sa composante, après avoir été au Parti communiste, puis au PPA/MTLD, rejoignit le FLN vers 1955/56. C’était la plaque tournante où transitaient l’information (boîte aux lettres) et autres collectes de fonds, habillement et médicaments. Cela n’a pas échappé au 2e bureau commandé par le commandant Audrey. A partir de juillet 1958, commença son «œuvre» d’extermination en éliminant un par un les éléments de l’OCFLN de cette élite. Hadj Chikhaoui, Daoud Moussaoui, Mohamed Bendou, Ahmed Chouaf, Ahmed Rezoug, Abdelkader Zebar, Mustapha Zemirli, Ahmed Yahiaoui, Daoud Tergou, Abdelhamid Mahi ont été soit victimes de la «corvée de bois», soit morts sous d’atroces et inqualifiables tortures. C’était infernal. L’hémorragie s’est poursuivie à un rythme effréné et effroyable. A chaque fois que les parents viennent aux nouvelles, parce qu’appréhendant la disparition des leurs, c’est le couperet fatal qui tombe : «Il a tenté de fuir, on lui a tiré dessus.» Dans chaque maison des cris, des pleurs, des femmes qui se lacèrent le visage, le gémissement des hommes et leur douleur. Des enfants effarés, l’air hagard. Ne comprenant pas cette folie meurtrière. C’était le mois de juillet 1958, je rejoignais le «haouch»[2] après avoir fait des commissions à M. Fernandes, un ami de mon père, membre du l’ex-PCF. C’est en arrivant devant le cabinet du docteur Bertrand que je vois une jeep de l’armée descendre la rue principale à vive allure avec à son bord, assis entre deux soldats, Ahmed son père. Tétanisé, je m’arrêtai et là je vis mon père me sourire, une façon de dire : «Courage mon fils, courage, je reviendrai.» Je rentrai à la maison l’air hagard, les jambes flageolantes. Comment allais-je rapporter cette mauvaise nouvelle à ma mère ? Je me sentis investi d’une terrible et lourde charge. Dans la cour, ma mère et ma grand-mère, que nous appelions affectueusement Mama, étaient assises sur des nattes et pleuraient, affreusement seules dans le lourd silence de cette cour qui, jadis, a connu une chaude animation. «Oh ! Mon Dieu, priais-je, je T’implore pour sauver encore une fois mon père des griffes de ses tortionnaires comme tu l’as secouru après son récent séjour à Aïn Sfa». En voyant cette insoutenable scène, je me sentis soulagé à l’idée de ne plus annoncer la mauvaise nouvelle, mais un moment je sentis une boule me serrer l’estomac. Je ne reverrais plus mon père que les soldats m’ont rendu presque inconnu. Je ne garde de lui que l’image d’un visage broussailleux, au front volontaire, dégarni, au-dessus de grands yeux noirs sous d’épais sourcils. J’entends toujours son rire franc qui ma fait aujourd’hui l’effet d’acouphène. En sortant du haouch entouré de soldats, mon père se tourna vers la maison qui l’a vu grandir et regarda tristement les deux femmes pour s’imprégner de ce présent qui n’aura aucun avenir pour lui. «Prends soin de toi, des enfants et de Mama», avait-il dit à ma mère. C’étaient ses dernières volontés, son testament. R-flash-back. Quelques mois avant cette arrestation, une perquisition eut lieu nuitamment chez nous. Le «haouch» a été envahi par des militaires et des policiers en civil telles des sauterelles. Tout le monde s’était réveillé brutalement de son sommeil. J’étais accroché au pyjama de mon père. Je regarde curieusement les soldats fouiller les coins et recoins de la maison à la recherche d’hypothétiques pièces à conviction pouvant impliquer mon père dans sa participation à l’effort révolutionnaire. Je regardais l’air amusé un soldat en train de balayer les murs et le sol avec son détecteur de métaux, une sorte de pelle. Je pensais que quand l’engin détectait une arme, celle-ci sortirait et s’accrocherait à l’appareil. C’est par la suite que je sus que divers objets, dont une paire de jumelles et des médicaments destinés au maquis, ont été à l’origine de cette perquisition. Prenant en aparté Ahmed, un policier algérien, Amokrane Romane, conseilla amicalement à mon père d’arrêter son activité militante. «Tu seras, lui dit-il, toujours la cible des Français. Pense à ta femme, à tes enfants…» D’un ton courtois mais courageux et solennel, avec le sourire aux lèvres, il lui répondit d’une façon cinglante : «J’ai l’intime et la ferme conviction en la justesse de la cause nationale et de l’issue fatale qui m’est réservée. Je sais que je vais mourir, mais nos enfants (en me désignant) vivront libres et indépendants.» Mais pour l’instant, Ahmed est à la caserne en train de subir «la question»[3] à coups de «gégène », de baignoire pleine d’eau nauséabonde et d’urine. Tous les quinze jours ou toutes les semaines, c’était selon les besoins de la propagande militaire, une journée de visite aux détenus est organisée «par geste humanitaire», disent-ils. Août 1958, nous étions une grappe d’enfants[4] agglutinés devant l’entrée de la caserne attendant la visite, l’aîné d’entre nous n’avait guère dix ans. Peut-être que les militaires faisaient exprès en éternisant l’attente, pour torturer davantage les visiteurs. Nous ne tenions plus en place, nous étions impatients et heureux à l’idée de voir nos pères qui nous manquaient énormément. Quarante-huit ans après, je ressens toujours ce manque parce que les militaires m’ont arraché impitoyablement de l’affection paternelle. Je trépignais de joie à l’idée de le serrer contre moi, de l’embrasser, de lui parler, de sentir en lui cette odeur caractéristique des cordonniers qu’est le suif à laquelle je me suis accoutumé. Nous étions aux anges. Nous courons maintenant derrière le soldat qui nous accompagne, vers une chambre de sentinelle contiguë au portail côté nord de la caserne. La porte ouverte, je me suis jeté littéralement dans les bras de mon père. Je me suis blotti contre lui en l’embrassant tout en pleurant. Des larmes et des gémissements fusaient de partout. Stoïquement, avec son sourire toujours vissé aux lèvres, il me demanda des nouvelles de ma mère, de mes frères et sœur, de ma grand-mère qu’il chérissait et respectait autant que sa vraie mère. Comment n’ai-je pas remarqué les profondes blessures qu’il avait au visage… et ses yeux cernés… et son dentier qu’il ne portait plus… et les traces de fil de fer qu’il avait aux poignets et aux pieds ? Oh ! Mon Dieu, mon père a été torturé. Ses compagnons l’ont été aussi. Daoud Tergou n’avait pratiquement plus de lèvres, plus de sourcils. Pour donner une note de gaîté et détendre un tant soit peu l’atmosphère, mon père commença une triste chansonnette qui disait à peu prés : «Ne pleurez pas, oh ! Mes enfants, votre père va revenir ; ne pleurez pas, oh ! Mes enfants votre père est mort chahid.» La visite a duré un quart d’heure. En me serrant contre lui et en l’embrassant, je ne savais pas que c’était la dernière fois que je le voyais vivant. Que je ne le reverrai plus jamais. C’était notre dernière étreinte. L’étreinte de la mort. En dehors des visites, les parents des prisonniers n’avaient aucune nouvelle des leurs. Les visiteurs, femmes et enfants, rarement des hommes, se rendent tous les jours à midi munis d’un couffin contenant la frugalité d’un repas, un carton accroché à l’anse mentionnait le nom du destinataire. Aucune information ne filtrait sur la situation du prisonnier si ce n’est le va-et-vient du couffin. Mon père a donc trouvé un moyen qui pouvait aisément renseigner les siens sur son état. En déposant le couffin, celui-ci portait habituellement attaché à son anse un carton rond. Si le couffin revenait le lendemain avec un carton d’une autre forme et une écriture différente, cela nous rassurait. Mon père est vivant. Mais même si mon père était écorché à vif, son écriture était toujours bien formée, droite et lisible, comme celle du maître d’école. C’était pour nous dire qu’il était en bonne santé. Mais, en 1958, peut-on être en bonne santé quand on est dans une caserne où sévissait l’impitoyable et sanguinaire De Schaken ? Et un jour, le couffin était revenu avec la même forme de carton. Le doute, la crainte, l’appréhension s’installèrent chez nous et s’agrippèrent à ma mère et à ma grand-mère pour ne plus les relâcher. Septembre 1958. Ma mère, enceinte, était allongée, lasse, éreintée, vidée de son énergie, les yeux tristes regardant le néant. Ma grand-mère avait fini de desservir la «meïda» sur laquelle a été servi un dîner simple et peu copieux fait de «chakhchoukha », une soupe à la tomate dans laquelle sont incorporés de petits morceaux de pain rassis à défaut de pâte vermicelle. L’état triste de ma mère trahissait en elle une profonde et confuse appréhension d’un lendemain implacable, cruel. Elle le sentait. Elle savait au fond d’elle même que son mari allait disparaître. Depuis son arrestation, elle ne cessait de nous dire que cette fois-ci serait la dernière. Mon père avait séjourné pendant un mois à la tristement célèbre ferme (centre de transite) d’Aïn Sfa à Vialar (Tissemsilt), puis relâché dans un état lamentable. Ecorché vif. Et à chaque fois, il reprenait ses activités militantes. Ma mère sentait en lui ce sentiment de volupté parce qu’emporté par cet élan porteur d’un glorieux idéal appelé Liberté. Il est comme un amoureux qui est plongé corps et âme dans la romance éperdue et l’espoir fiévreux de la femme aimée. La Révolution l’avait englouti voilà bien longtemps. Ma mère avait passé patiemment auprès de son mari une vie tendre, noble, énergique et sage. Même si la femme était l’otage de la loi de l’homme, ma mère avait toujours son mot à dire devant la gentillesse, la complicité et les quelques interdits de son mari. Même si celui-ci se passait quelquefois de son oui, elle savait dire subtilement non. Ma mère était bien la fille de Si Hadj Mohamed Rahmoune, le Robin des Bois du Rif marocain, dont les Mokhazni ne s’étaient jamais aventurés à marcher sur ses pieds. Mon père a été plusieurs fois arrêté, torturé puis relâché. A chacune de ses libérations, ma mère, la pauvre femme, répondant à l’éternel féminin, le suppliait d’arrêter ce militantisme avec cet élan éperdu pour sauver son mari. Elle lui a conseillé plusieurs fois d’être, un tant soit peu, souple dans ses actes orgueilleux, dans son arrogance devant l’ennemi. «Pourquoi ne pas aller vivre ailleurs, fuir cet enfer ?», lui disait-elle plusieurs fois. La même réponse revenait : «L’enfer est partout. Chacun a sa petite parcelle à libérer là où il est. Pour ma part, la logique me pousse malgré moi vers le devoir de participer à la libération de mon pays. Je n’y peux rien, je suis conséquent avec mes principes et mes convictions politiques. Il faut que vous compreniez une bonne fois pour toutes que ce n’est pas dans ma raison d’être, encore moins le fait d’être conscient de notre état de sous-hommes, d’hommes subissant quotidiennement l’avilissement, le mépris, l’arrogance de ceux qui nous colonisent que je vais maintenant baisser les bras. Je remercie Dieu de m’avoir permis d’arriver à ce point de non retour. Je sais que je vais mourir d’une belle mort. Mes enfants vivront libres et indépendants. Je verrais, inch’Allah, l’indépendance de mon pays du fond de ma tombe.» Son âme, ses enfants, sa femme et sa chère et douce Mama, toute la grappe de biens qu’il possède a été hypothéquée au profit de la Cause. Il est devenu insensible, sourd aux pleurs de ses enfants à l’idée qu’ils auront faim, à la tristesse de ma grand-mère. Son abnégation l’a anesthésié contre la douleur et les tortures odieuses et cruelles. Avilissantes. Il a trempé son militantisme et son corps comme on trempe l’acier. Il est devenu comme de l’acier trempé. L’acier trempé ne plie pas. Il casse. Seule la chaleur intense d’un chalumeau le fait plier. Mon père, comme me le disait ma mère, avait le mépris de l’obséquiosité et de la flagornerie. Il ne pliera que lorsque sonnera le glas pour ses tortionnaires. Lorsque retentiront les cris de joie saluant la liberté dans la liesse générale et l’euphorie de l’indépendance. Lorsque les fusils pointeront leur canon en l’air pour tirer leurs salves de bienvenue à la liberté et non à l’horizontal pour tuer l’humanité. Lorsqu’il verra l’emblème vert et blanc estampillé d’une étoile et d’un croissant rougi par le sang des martyrs flotter sur le fronton d’une institution algérienne, ce jour-là, il se pliera en deux. Il fera la révérence à Dame Liberté. Peut-être pleurera- t-il à chaudes larmes ? Sans aucun doute. Il ne sera plus un «hors-la-loi», se reposera de ses peines, pansera ses blessures, entouré de ses enfants et ses petits-enfants auxquels il racontera son histoire et l’histoire de l’Algérie. Mais, il ne connaîtra jamais Sid Ahmed, Krimo ou Fethia. Mais… Tel un homme transis par le froid glacial qui descend par rafale de Kef Sahchine, il caressait, dans la froideur de sa cellule, le doux espoir de voir un jour le soleil de la liberté à son zénith lui réchauffant le dos longtemps arrondi sous le poids hideux du joug colonial. Mais il savait qu’il allait être assassiné. Et il rêva en souriant. Un million et demi de Yahiaoui Ahmed ont fait le même rêve et ont souri à ce bel avenir haut en couleur. Ils ne verront jamais le soleil d’un certain Juillet 1962. «Ton père était d’un caractère intransigeant, dur envers lui-même en temps que militant, mais clément envers l’autre», me disait ma mère. Il vivait perpendiculaire à la terre comme les sapins et les cèdres de la région. Il n’a jamais plié. Il a été tout le temps à la verticale, les pieds bien plantés dans le sol, la tête haute, dans les nuages. La vie pour lui n’était qu’une question de géométrie, d’angles droits. Il n’a connu qu’une seule fois la position horizontale : le jour de sa naissance. Il ne l’a connaîtra une deuxième fois que le jour de son enterrement. Aussi, s’il plie devant l’ennemi, il meurt et il le sait pertinemment ; s’il ne plie pas, il meurt. Alors il ne pliera jamais. Il cassera. Comme le cèdre. Ma mère appréhendait, par moment, un avenir incertain, une peur du futur, puis, s’en remettant à Dieu, elle retrouvait la sérénité et la confiance en elle-même. Et cette nuit-là. La «meïda» desservie, ma grand-mère, comme à l’accoutumée, se mit à sa vieille machine à coudre. Elle confectionnait des robes, des pantalons et même des vestes pour enfants. C’était une source de revenus non négligeable pour le foyer. Tout le monde trouve son compte, même les enfants qui bénéficient quelquefois d’une pièce d’un «douro»[5] pour acheter des friandises ou, parfois, une pièce d’un franc[6] pour aller au cinéma. C’était une manière à elle de faire refouler le complexe dinfériorité que ressentent les enfants privés de l’affection des parents. Ma mère, quant à elle, était une brillante tricoteuse. Elle allait régulièrement à la maison familiale gérée par les Sœurs Bénédictines où on lui remettait gracieusement de la laine à tricoter. Elle confectionnait des tricots pour petits et grands, des grenouillères, de très belles liseuses. «Dieu, mes enfants, mon honneur.» Telle était sa devise, son ex-libris. Toujours cette nuit fatale de septembre 1958.
M-R. Y.
(A suivre)
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/05/10/article.php?sid=133948&cid=49
10 mai 2012
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