Par Kaddour M’HAMSADJI
à quel prix peut-on écrire un livre comme celui-ci? Se soumettre à sa propre audace, à son propre jugement, à sa seule intelligence, – est-ce nécessaire, aujourd’hui?
J’avoue qu’un étrange malaise m’a pris tout au long de la lecture de ce roman Les Ombres et l’échappée belle (*) de Salima Mimoune, paru dans «Écritures», une collection florissante dirigée par Daniel Cohen, un intellectuel très intéressé par les convulsions du monde et particulièrement, je pense, par «l’homme et ses troubles». De plus – pourquoi n’aurait-il pas raison? -, il est toujours impressionné par tous ceux qui, comme lui, exaltent «l’amour de la France» et oeuvrent pour que «la France soit une idée pour la civilisation». Par parenthèse, nous savons aussi que beaucoup d’autres, missionnaires nouveaux autant aveugles, sourds et obstinés que leurs anciens, croient, le coeur toujours sur la main, aux «bienfaits de la colonisation» et continuent béatement à braver le vent Harmattan dont la colère rédemptrice est inextinguible face aux agresseurs… Mais cela n’est pas le sujet.
Pour l’essentiel, je dois reconnaître d’abord que, pour un premier roman, Salima Mimoune, qui est économiste de formation, née à Taher (wilaya de Jijel), qui a fait ses études universitaires à Constantine et qui vit actuellement à Alger, n’a pas manqué d’énergie pour transcrire des vérités qui sont bonnes à dire. Elle les a (dé)livrées à propos de ses propres personnages saisis «dans cette même ville des vertiges», décrivant en détail leurs comportements et leur milieu dont ils ne veulent pas et ne font rien ni pour en sortir ni pour aider à éveiller les consciences aux graves problèmes de la société dans laquelle – le hasard ou la fatalité? – les y a placés, corps et âmes.
Le constat de la vie algérienne de l’indépendance, est clair, mais n’est-il pas excessif qu’il soit sans défauts? De plus, ce livre n’est pas disponible en Algérie, et de ce fait, peu auraient la possibilité de le lire et, peut-être surtout pour des raisons extra-littéraires, a-t-il été publié à l’étranger où, une sorte de mode éditoriale faussement gratifiante, publie à tire-larigot de jeunes auteurs dépités qui, à tort ou à raison, ont en gros sur le coeur de la mal-vie dans leur pays d’origine. Il est évident que l’écrivain est un observateur privilégié de son temps, et l’écrivain algérien aussi. Il a le devoir absolu de dire le moment vécu par lui ou par les témoins qu’ils écoutent en toute conscience. Il faut certes dire ce moment que nous vivons: il est, en effet, tant de choses à mettre ou à remettre à l’endroit, à créer ou à recréer, à développer, à critiquer ou à mettre à l’honneur. L’écrivain est «un gouverneur du monde», pour étudier son objet, il a le choix de la pertinence littéraire, empreinte d’esthétique et de conviction, il a la mission du pédagogue qui aide la société à s’élever. Ainsi, d’un mot sévère mais juste, d’une critique sans miel mais sans vices, d’un avantage que, parfois, la nature donne, pourquoi donc ne pas oser faire prospérer les valeurs humaines algériennes tout en ne se trompant pas sur la nature des choses? Il me vient une maxime de l’Inde méridionale, la voici: «Pourquoi s’en prendre à la flèche, quand le tireur est présent?» En ce moment, les esprits flottent dans le doute, – qu’à cela ne tienne! Il n’est pas vrai que tout est «ombres», que tout se dénoue par «l’échappée belle». On l’aura compris, «les ombres» sont les personnages, les idées et les actions de certains dirigeants au pouvoir et de leurs affidés, mais est-ce seulement ceux-là?
«L’échappée belle», l’abandon de soi, l’égoïsme absolu, penser à soi, le sauve-qui peut, la fuite en avant, etc. – est-ce la seule solution? Autrement dit, mettre à plat toutes les misères d’une population en souffrance sans souffler les mots justes de l’espoir et de la réconciliation par l’éducation et l’instruction, n’est-ce pas contribuer à l’exaspération d’une déception populaire longtemps douloureuse, longtemps rentrée!
C’est un point de vue: «se raconter» dans Les Ombres et l’échappée belle, comme se propose de faire, le personnage Chakib (sous la plume de l’auteur), commence par «structurer» sa réalité au regard de son idéal; il en est de même de l’autre personnage Maria (curieuse métonymie rapportée à la Sainte?), fortement enracinée dans un rigorisme plein et abstrait, hors du temps. Ces deux personnages – couple inouï maculé de cynisme – évoluent dans une société au paroxysme de sa souffrance, où tout est presque vrai et où tout n’est pas juste. Pour en narrer les sentiments, Salima Mimoune y va alors sans modération de ses moyens d’écriture de jeune femme auteur enthousiaste, de sa force d’humeur et d’humour de narratrice expansive et révoltée, de son expérience personnelle de la vie (réussites et échecs) et de sa logique fibre féminine qui refuse de se soumettre aux contraintes sociales, politiques et religieuses, – ce qui, à l’évidence, ne laissera pas le lecteur indifférent. Lui, il s’imaginera aisément, pour l’avoir peut-être observé ou vécu lui-même, ce que l’auteur peint avec passion mais que l’usage forcé des détails et des différents aspects des choses oriente vers la monotonie et, par endroits, le style répétitif étouffe, aussitôt jaillie ici et là, la fraîcheur de la langue et des images, – le récit, paraissant alors encombrant et surtout long, 248 pages!
Heureusement, il y a Tikjda: 1478 m d’altitude, au coeur de la chaîne montagneuse du Djurdjura! Site merveilleux pour se livrer à soi-même dans une auberge et y retrouver l’amour! C’est «l’échappée belle», après tant d’aventures inoubliables! Mais, est-il possible, même là, de réprimer les souvenirs des années vécues dans «La ville des vertiges»? Chakib et Maria, d’où viennent-ils? Ils viennent d’un passé commun vécu à Constantine, et ailleurs, sur d’autres rives. Qui sont-ils? L’un est d’Alger, l’autre de Cirta. Qu’ont-ils vécu ensemble ou différemment? Le rêve, le rêve qui mène à l’amour et qui mène… à tout. Les souvenirs passent, sont passés en revue: les musiques, les chansons et les films d’autrefois, et ceux d’aujourd’hui, des expressions en arabe, vives et valorisantes,… Souvenirs croisés de la longue guerre d’Algérie: maquis, torture, militantisme, FLN, «Porteurs de valises», et le toutim… Et puis des moments de vertige, des moments fragmentés en tous sens, graves, absurdes comme «Les Feux de l’amour», des niaiseries «politicardes» comme la belle-mère et sa fille, le couple «Colombo» et «Colombette» (sic), les avatars de la vie quotidienne comme les injurieuses invectives à l’adresse de la «Turkiya, celle qu’on appelait la folle de la Casbah, celle dont on disait: la pauvre, elle a perdu la mémoire…». Sauf que la dignité humaine est le seul remède au besoin de résistance aux mauvaises ombres qui ont envahi et dénaturé l’Algérie de l’indépendance. uvre complexe, difficile à écrire, insupportable pour notre ego national.
Quoi qu’il en soit, maintenant, il faut avancer autrement. Il faut du neuf, changer nos horizons en compagnie d’autres personnages, d’autres récits, nous donner un destin auquel croira la jeunesse algérienne d’aujourd’hui, un avenir réclamé par le coeur et la raison, un engagement pour la justice et la paix, le progrès et la liberté… Et pour la culture par le livre! Il n’y a pas de vraie vie à écrire sans écrire soigneusement algérien, sans émotion sincère pour les siens, sans remettre cent fois son ouvrage sur le métier. Enfin, il faut bien le dire Les Ombres et l’échappée belle de Salima Mimoune est un premier essai d’écriture romanesque à pointer. Avec d’autres ouvrages, et l’expérience et la patience et l’humilité de créer aidant, cette femme auteur trouvera sa place dans la littérature algérienne et dans le roman féminin spécialement.
19 juin 2012
Auteurs Algériens, Kaddour M'Hamsadji