Par : Sara Kharfi
Deux auteurs parfaitement conscients de la singularité de l’individu et de la complexité de l’histoire. Ils ont livré leurs belles visions de l’écriture et du monde.
L’homme, la guerre – dans son sens le plus large – et le rôle de l’écrivain étaient au centre du dialogue qui a réuni Rachid Boudjedra, l’un des plus importants écrivains algériens, et Alexis Jenni (France), Goncourt 2011 pour l’Art français de la guerre – son premier roman. Ce premier rendez-vous d’“Auteurs en dialogue” – un concept selon lequel deux écrivains (un Algérien et un étranger) dialoguent et échangent entre eux autour de leurs visions de l’écriture et du monde, inscrit dans le cadre du 5e Festival international de la littérature et du livre jeunesse (Feliv) – a porté principalement sur la guerre comme source intarissable d’inspiration pour le romancier.
Alexis Jenni, auteur d’un roman dense (qui met en scène un narrateur inexpérimenté et un témoin, Victorien Salagnon, qui a traversé deux guerres : l’Indochine et l’Algérie), où il relate le double échec de la France : la colonisation et la décolonisation. Avec un titre, quelque peu ironique, qui rappelle à la fois l’incontournable l’Art de la guerre du Chinois Sun Tzu, Alexis Jenni a exploré “l’imaginaire français. La passion française pour l’étalage de la force avec un côté glorieux, héroïque – un côté Napoléon et Louis XIV –, décalé et inefficace”, a-t-il expliqué. Mais au-delà de sa réflexion sur le passé colonial, Alexis Jenni revient, dans son livre, sur les effets de ce passé sur le présent et sur les individus qui continuent de subir et de reproduire la violence au quotidien, sous d’autres formes. Il a estimé d’ailleurs que “le discours sur l’identité française fondé sur l’ethnie est absurde, parce que l’identité française n’a jamais été ethnique”. Rachid Boudjedra, une des plus grandes voix de la littérature algérienne, a tenu d’abord à rendre hommage à la nouvelle génération d’écrivains français – nés après 1962 – qui s’intéresse à la guerre d’Algérie, notamment Laurent Mauvignier, Jérôme Ferrari (tous deux édités en Algérie par Barzakh éditions), ainsi que Alexis Jenni. Il a ensuite souligné que “la guerre [était] dans l’humain”. “La guerre et la paix sont en l’homme. Nous sommes tous des guerriers ! Mais par rapport à l’histoire, l’Algérie a toujours été, depuis le XVIe siècle, malmenée”, a-t-il signalé.
Dire l’intime et exprimer l’indicible
Le deuxième axe développé par les auteurs est la place de l’homme (avec sa complexité) dans le roman. Pour Alexis Jenni, “tout l’intérêt de la littérature réside dans la singularité des personnages : un homme normal mis dans une situation inextricable, ce qui engendre forcément de la complexité”. Outre le personnage de Victorien Salagnon, Alexis Jenni nuance le portrait du général de Gaulle, qu’il nomme “le Romancier” dans son livre : “De Gaulle c’est le héros absolu qui a ressuscité la France, mais on oublie qu’il n’est jamais qu’un homme de son temps. Certes, c’était un homme du verbe, mais maintenant la France a changé et il faudrait un autre ‘Romancier’.” Constant et fidèle à ses principes (“marxiste”, “humaniste”), Rachid Boudjedra a rappelé que de la Répudiation (1969) aux Figuiers de Barbarie (2010), il a toujours été dans “la dénonciation des tares et des retards de l’Algérie”. Les deux auteurs ont également tenté de définir leurs visions de l’écriture, ainsi que le rôle de la littérature et de l’écrivain. Pour le prix des Libraires algériens 2007, “nous ne sommes pas des historiens ou des militants politiques. J’adosse l’histoire puis l’intime. La littérature est une question de douleur, de sensibilité qui fait que quelqu’un soit il écrit, soit il se suicide”. Il assurera également qu’un texte littéraire, c’est également une poétique, “soit elle est posée, soit elle ne l’est pas”.
Alexis Jenni abondera dans le même sens, en considérant que “l’écrivain suit toujours la singularité humaine avec beaucoup d’émotion un peu confuse. On respire mieux après avoir écrit. C’est comme si la littérature traversait le monde pour arriver au réel. Mais écrire la réalité n’est pas simple. Il faut se décaler de la réalité pour mieux dire le réel”. En somme, Rachid Boudjedra et Alexis Jenni ont excellé, durant une heure et demie de débat, dans l’art de raconter la vie.
19 juin 2012
Rachid Boudjedra