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Nous sommes arrivés au terme de cette série sur le cinquantenaire de l’Indépendance. Le retour au passé était nécessaire pour tenter de trouver un sens à notre histoire lointaine et récente et se faire une idée de ce que pourrait être notre avenir. Où en sommes-nous donc cinquante ans après ? Nous sommes toujours suspendus entre une tragédie qui n’est pas tout à fait terminée et un avenir dont on peut deviner les lignes dans la lecture du présent et l’observation et l’analyse des tendances qui le dominent.
Dans la première partie de cette série, j’ai cité des extraits d’écrits publiés en 1984 à l’occasion du trentenaire du déclenchement de la Révolution du 1er Novembre 1954 où je posais la question de savoir si nous avions un avenir et ce que serait l’Algérie dans les trente prochaines années en désignant expressément l’année 2014. Nous ne sommes pas encore en 2014 mais les évènements ont déjà largement justifié ma question : une dizaine d’années plus tard notre pays frisait la mise sous tutelle de l’ONU, et des centaines de milliers de nos compatriotes ont laissé leur vie dans ce qu’on appelle pudiquement la «tragédie nationale», sans parler de ses incidences financières qui pèseront longtemps sur le budget précaire de la nation. Je repose cette même question aujourd’hui en ayant à l’esprit les cinquante prochaines années. Beaucoup d’entre nous ne seront plus de ce monde, à commencer par moi-même, mais notre pays, lui, fera-t-il partie du monde de ce temps-là, et dans quel état ? L’avenir «radieux» par définition est une parabole, une figure de rhétorique dans la bouche des poètes ou des démagogues. Il peut même être pire que le passé ainsi que nous l’avons vu il n’y a pas longtemps. L’à-venir n’est pas le produit du hasard, il est la banale conséquence du passé, la suite logique du présent, une suite qui peut être sa perpétuation avec les mêmes pratiques et les mêmes résultats ou, et c’est aussi possible, son amélioration avec de nouvelles idées et de meilleurs résultats. Or, nous nous rappelons du passé et voyons de quoi est fait le présent. Dans le passé lointain, nous n’aurions pas été colonisés si nous avions été unis par une conscience collective, si nous portions un sentiment national, si nous avions formé un pouvoir central, développé des modes de production socialisés et contribué aux découvertes techniques et scientifiques qui ont ponctué ailleurs l’évolution de l’homme. Non seulement nous n’avons pas tendu vers le stade social malgré l’écoulement de plusieurs millénaires, mais nos ancêtres n’ont pas tiré de leçons de la première colonisation ni de la deuxième ni de la troisième… Je me demande même si nous, les contemporains, avons tiré les leçons de la toute dernière. Dans le passé récent, nous aurions pu avoir un autre avenir si, en 1962, des hommes de la trempe de Ferhat Abbas avaient été placés à la tête du pays au lieu d’être jetés en prison et réduits jusqu’à leur mort au silence et à l’interdiction de sortie du territoire national au motif qu’ils étaient des «réactionnaires» et des «bourgeois». Le populisme socialiste l’ayant emporté sur la rationalité et l’intelligence, nous avons eu la crise de 1988. Le populisme, faut-il préciser, n’est pas l’amour du peuple ou l’attachement à ses intérêts, mais son utilisation sans scrupules à des fins idéologiques et politiciennes. Nous aurions pu avoir un autre avenir après octobre 1988 si le populisme d’essence religieuse n’avait pas capté la ferveur populaire, si Raspoutine ne s’était pas présenté pour prendre la place de Staline comme aujourd’hui un cheikh de la confrérie des Frères musulmans a pris en Égypte la place du dernier pharaon. Nous avons eu le terrorisme, la décennie rouge et leur cortège de morts et de destructions. Les attentats du 11 septembre 2001 et la hausse des prix du pétrole à partir de 2002 nous ont sauvés in extremis, et c’est grâce à ces deux facteurs indépendants de notre volonté que nous tenons actuellement. On sait donc en principe où ne pas chercher l’avenir : dans le populisme, qu’il soit celui du despotisme ignare ou du maraboutisme fétichiste. Or, nous y sommes toujours : quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre. Notre présent est marqué par une forte tendance au retour à l’Orient de la décadence, de l’obscurantisme et des contes et légendes. Il ne manquait que la «ringuila» ; c’est maintenant chose faite : elle a conquis cafés publics et foyers. Le peuple algérien de la Révolution du 1er Novembre et des années 1960 et 1970 n’est plus. Je ne parle pas de ceux qui sont morts, mais de ceux qui sont encore en vie. Il n’en reste que quelques échantillons à être restés conformes à ce qu’ils étaient durant et après la Révolution. Ce peuple a été remplacé par un autre, celui du trabendo, de l’économie parallèle, du nihilisme, de la bigoterie, de l’anarchie et de la laideur. Il a changé de culture, de mentalité, de langage, d’habillement, de modèle et de cap. Il n’est plus intéressé, en dehors de la possession des gadgets électroniques, par la modernité, il veut revenir au maraboutisme, à la «roqia» et à la «hidjama». Il se talibanise à vue d’œil, chaque jour un peu plus. Il n’est pas jaloux de la Corée du Sud, de la Chine, de l’Inde ou du Brésil, mais de l’Arabie bigote et commerçante, quand ce n’est pas de Ghaza, de l’Afghanistan ou de l’Égypte du «Dr Morsi» comme on parlerait du «Dr Panacée » ou de «M. Miracle». On n’a plus, comme il y a quelques décennies, un peuple de citoyens aspirant à un avenir moderne et ayant gardé de son contact avec l’Occident quelques bons principes de comportement, de raisonnement et d’organisation, mais une masse de plus en plus importante de «croyants» s’autogérant à coups de hadiths et de fetwas, invoquant le «halal» et le «haram» à la place du «légal» et de «l’illégal», se souciant de la construction de la «demeure de l’au-delà» plus que de celle d’ici-bas, c’est-à-dire l’édification d’un État, d’une société, d’une nation, d’une Histoire. Les notions de droit, de lois, d’État, de civisme, de culture ont été expurgées de l’esprit public et ensevelies sous un fatras de références mystiques de toute provenance ; elles ont disparu du vocabulaire où tout est ramené à Dieu et à la «tradition», chacun y ajoutant son improvisation, son «ijtihad» personnel. L’islam, qui a été pendant des siècles un facteur unitaire et un rempart contre la dépersonnalisation, a été remplacé par l’islamisme importé de l’étranger qui a vite fait de diviser notre peuple et de l’éloigner de l’idée de nation, de société et d’universalité au nom d’un Dieu qui serait hostile aux institutions et aux règles de vie mises en place par l’homme. Au temps de Ben Badis, les Oulama étaient parvenus à concilier dans la vie sociale, intellectuelle et politique l’islam et la modernité, l’islam et la laïcité. Les élites étaient bilingues et seul le rite malékite avait droit de cité. Aujourd’hui, les modernistes sont une espèce en voie de disparition réduite à la portion congrue et au statut de mécréants. Elle est abritée dans les organes de presse, principalement francophones, mais leur extinction est inscrite dans le processus d’involution dans lequel est pris notre pays. Cette presse est elle-même en voie de disparition : le tirage quotidien de l’ensemble des journaux francophones n’atteint pas celui du premier journal arabophone. Je suivais, il y a quelques jours, sur une chaîne satellitaire algérienne le point de vue d’Algériens pris au hasard dans la rue sur la corruption. Tous la condamnaient parce qu’elle était «haram» et tous citaient le fameux hadith sur le corrompu et le corrupteur, mais personne n’a eu la pensée de la condamner au nom de la loi ou de l’intérêt public. Propos de «croyants» qu’ils sont devenus et de «citoyens» qu’ils ne sont plus. Mais si tout le monde est tant attaché à l’observance des préceptes sacrés, pourquoi y a-t-il autant de corruption étant donné que quiconque détient une fonction derrière un guichet, dans un service administratif ou au nom d’une parcelle d’autorité, la pratique sans retenue et l’impose aux autres ? Cette attitude n’a rien à envier à celle du premier responsable du parti qui a remporté la dernière élection législative et qui a déclaré que c’est Dieu qui a donné cette victoire éclatante à son parti, faisant implicitement de Lui un militant partisan. Que devraient dire alors les partis islamistes et l’électorat islamiste qui n’a pas voté ? Que Dieu les a sanctionnés, pour les premiers, et remplacé dans les urnes, pour les seconds ? A-t-elle un avenir la nation dont la moitié des membres au moins n’a aucun égard pour les lois de la République et se préoccupe uniquement du «halal» et du «haram» ? Peut-on parler d’avenir à un peuple qui a rompu toute attache avec son État et le monde moderne et qui n’est intéressé que par le paradis et les faveurs du ciel ? Le seul avenir auquel il peut prétendre est celui des pays en voie de dé-modernisation comme l’Afghanistan, le Pakistan, l’Iran, la Tunisie et l’Égypte. Un tel peuple, si on le laisse faire, accrochera le wagon algérien à la première locomotive califale qui se présentera, se libérant une fois pour toutes du pensum d’avoir à construire une société, une économie et un État. Les Raspoutine pullulant, il confiera notre sort au plus mauvais d’entre eux, quelque cheikh aveugle au sens propre et figuré. Deux ans avant que n’éclate la crise grecque, j’avais prélevé d’un article du magazine Le Point ces propos d’un observateur grec qui décrivait son pays comme «un pays dont la mentalité est celle du contournement de la règle, de l’évasion fiscale, de l’économie souterraine et de la corruption qui a pénétré chaque recoin de notre vie quotidienne…». C’est parce que j’avais reconnu mon propre pays dans cette description. Peut-on parler d’avenir quand on dépend du cours du pétrole sur les marchés internationaux à l’initiative des nations qui se développent, et que l’essentiel des produits et services que nous consommons frénétiquement proviennent de l’étranger ? Peut-on envisager un avenir avec une majorité de citoyens convaincus d’être des victimes de leur État et le regardant comme la cause de leurs malheurs, de leurs privations et de leurs frustrations et n’attendant que l’occasion de le lui faire payer ? Les Algériens non encore pris dans le tourbillon du populisme socialisant ou charlatanesque et qui croient toujours à la mission de construire l’Algérie selon les idéaux proclamés par la Déclaration du 1er Novembre 1954 n’ont pas beaucoup de temps devant eux pour reprendre leurs esprits et réagir à la dérive mentale qui a affecté la nation. Ils ne sauraient reporter au lendemain cette tâche ou s’en remettre aux générations futures, des générations qui pourraient avoir perdu tout repère en dehors du charlatanisme. C’est maintenant qu’il faut agir, car nous sommes au point où tout peut basculer. La tâche de mener cette œuvre de rénovation doit revenir à un Etat qui aura d’abord corrigé sa perception de lui-même, de ses limites, de ses possibilités, de ses droits et de ses obligations. Il doit viser des objectifs réalisables comme une croissance supérieure à l’inflation et au taux de progression démographique et des équilibres constamment surveillés, et éliminer ce qui est utile à quelques-uns mais néfaste au plus grand nombre. Son rôle ne doit pas être celui d’un entrepreneur mais d’un régulateur et d’un contrôleur qui incite et impulse par des mesures fiscales, financières, budgétaires et monétaires l’action des agents économiques. Il doit s’attacher à créer les conditions d’échange, d’investissement, de production et d’emploi qui élimineront progressivement les circuits parallèles et le marché informel. C’est de là que viennent les disparités, la corruption et les gains faciles, sources de tensions sociales et de mécontentement. Là où peut se former une opportunité de gain illicite ou d’enrichissement sans cause, il doit intervenir pour l’empêcher ou l’éteindre. C’est seulement de cette façon que s’instaureront l’égalité et la justice, lesquelles ne sont pas l’égalitarisme, le nivellement et l’uniformité, mais l’égalité des chances et la sanction de la faute. Cette œuvre de rénovation n’est concevable qu’avec l’implication directe des Algériens de bonne volonté qui auront à leur tour rectifié leurs idées sur leur rôle, leurs droits et leurs devoirs. Le peuple n’est pas dans cette sémantique la quantité d’individus mâles et femelles formant la communauté mais un corps civique, un ensemble de citoyens conscients de leurs droits et remplissant leurs devoirs, une armée d’agents économiques productifs et industrieux. Ce n’est ni une mase d’individus attendant tout de l’Etat, ni une masse de croyants aspirant à être directement gouvernés par Dieu. Les nouvelles générations ont des possibilités que n’avaient pas leurs aînés, que n’avait pas l’humanité il y a vingt ans, notamment celles ouvertes par les technologies de l’information. Le monde du savoir, de l’échange d’idées, de la communication leur est ouvert sans même qu’elles sortent de chez elles. Pour organiser son insertion dans l’histoire contemporaine et s’assurer une place honorable dans le monde, l’Algérie est dans le besoin d’un nouveau départ. Elle en a les moyens. L’unité nationale a été réalisée par l’épopée de Novembre, nous avons une administration et une armée, nous disposons de richesses considérables et la technologie nous est accessible. Il faut passer de l’idéalisation des principes à leur réalisation effective. Les Algériens doivent être liés à leur pays par des liens objectifs et matériels et non fictifs et sentimentaux, et l’Algérie devenir concrètement le bien des Algériens. Mais pour parvenir à cela, beaucoup de nos idées doivent être rectifiées, dont celles relatives à l’indépendance, la dignité et la liberté. Il y a la liberté de s’exprimer, de manifester et d’élire dont jouissent effectivement les citoyens des pays libres mais il y a aussi, dans les pays anarchiques, la liberté d’en faire à sa tête en ne considérant que ses intérêts personnels, de n’écouter que son humeur, de ne pas accomplir ses devoirs civiques, sociaux, fiscaux et militaires, de se livrer au marché noir, de ne pas respecter le code de la route… La liberté, ce n’est pas être autonome des autres et se soulever sous le moindre prétexte contre l’ordre, mais entrer de plain-pied dans la trame sociale et s’astreindre au respect des règlements et des normes. Ce n’est pas se soustraire à la contrainte sociale, ce n’est pas se singulariser par des actes excentriques, mais se mettre de son propre gré au service de la loi, de la société et de l’intérêt commun. Beaucoup croient qu’il y a plus de liberté dans les démocraties que dans les pays non-démocratiques. Cette idée reçue ne correspond à aucune vérité. En effet, qui est traqué par les lois et les règlements, puni pour la moindre faute, persécuté par le fisc, verbalisé pour avoir mal garé son véhicule, jeté ses détritus sur la voie publique ou fait du bruit ? L’Algérien ou le Suisse ? Qui a peur du gendarme, du concierge, de l’huissier, du contrôleur de métro ? L’Algérien ou le Français ? Qui peut squatter un espace public impunément, construire sur la voie publique sans risquer la prison, ou faire brouter son mouton dans les jardins publics ? L’Algérien ou l’Allemand ? C’est dans les pays non-démocratiques que se trouvent les véritables «hommes libres», libres comme des primates s’égayant dans la nature. C’est dans les pays anarchiques qu’il n’y a pas de sanction, que tout peut arriver et que nul n’est inquiété pour ses méfaits. C’est dans les pays démocratique qu’on compte ses sous, paye son impôt, arrive à l’heure à son travail, qu’on ne peut s’enrichir que licitement et que nul ne peut se mettre hors la loi sans encourir ses rigueurs. C’est là qu’on a souffert des siècles durant avant d’accéder au repos hebdomadaire, au congé payé, à la sécurité sociale et au droit de vote. Nous, nous les avons trouvés au berceau le 5 juillet 1962. C’est dans ces pays qu’on peut se retrouver à la porte de son travail pour la moindre vétille, qu’un patron d’entreprise se suicide par suite d’une faillite et que le ministre peut être jeté en prison en cas de prévarication. Dans ces pays-là, on n’est libre que de faire le bien, de circuler à l’étroit dans les dédales de la loi et de respecter les convenances. Dans les autres, on est libre de faire tout le mal qu’on veut, et la loi n’oblige réellement à presque rien. La dignité, ce n’est pas la fierté injustifiée, le culte de la virilité et de la moustache, l’éloge de ses propres tares, mais l’affirmation de ce qu’il y a de positif en soi, de sa valeur humaine, de son rendement social et de ses réalisations historiques. Ce n’est pas se dérober à ses devoirs, zigzaguer entre les règlements, mais accomplir ses obligations civiques et les percevoir comme les préalables à ses propres droits. C’est être convaincu que l’indépendance de tous ne peut être acquise qu’au prix des interdépendances particulières, et qu’hors du groupe, il n’y a point de salut. La dignité, enfin, c’est ne pas exporter ses nuisances, ne pas répandre ses tares à travers le monde, ne pas forcer les portes closes de l’étranger. J’ai conscience qu’il manque à la vision du passé, du présent et de l’avenir exposée dans cette série une conclusion suggérant des «solutions ». Ce pourrait être l’objet d’une autre série de contributions. Celle-ci était la 41e depuis le 23 mars 2011.
N. B.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/07/01/article.php?sid=136175&cid=41
1 juillet 2012
Nour-Eddine Boukrouh