Par Maâmar FARAH
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Tu ne le sais pas, mais je suis revenu à Alger spécialement pour humer l’air si chargé du port, cherchant dans les coins et recoins la moindre trace de ces merveilleux moments où ton rire suffisait à faire surgir le soleil dans les caves les plus sombres, là où, dans le brouhaha des veillées festives et les volutes de fumée, nous brûlions nos vingt années au feu de l’amour. Dans les dédales de la cité métamorphosée, enlaidie, avachie, j’ai cherché la lumière qui nous guidait et cette chaleur humaine qui nous rapprochait dans le même élan de vie…
Oui, nous avons vécu pleinement chaque instant et nous avons tant aimé les gens et la ville, tant dansé et chanté, tant bâti de rêves autour de la fraternité et la solidarité qu’il me semble qu’il s’agit d’une autre vie. Pas la nôtre en tout cas, car il est impossible que nous soyons devenus si piètres, si égoïstes ! C’est grave ! Nous ne sommes plus nous ! J’ai planté mon bivouac à l’angle des rues jadis joyeuses et colorées mais qui sont aujourd’hui d’une tristesse mortelle. J’ai levé ma tête et j’ai revu Alger comme une cascade dévalant à une vitesse vertigineuse vers le port, coulant, grondant et se noyant finalement dans le frimas des jetées. Et là, près de l’Amirauté, j’ai cru reconnaître ta fine silhouette et tes cheveux blonds. Nous sortions du restaurant et tu aimais flâner sur la jetée… Non, tu n’es plus là ! Les vagues ont le vague à l’âme tel le fantôme blême du bateau blotti sur la digue, bouffi par le vent du large qui hurle pour me réveiller… Alger est une absence brodée sur le linceul des mémoires. Tu n’es plus là ! L’Amirauté veille sur les revenants et fabrique l’oubli en tétra brik et en bouteilles plastique barbotant dans l’eau trouble. Il fait lourd. Je connais cette soudaine montée de l’humidité qui enveloppe la partie basse de la ville. Tu remets ton manteau et ton sourire qui donne chaud à la mer. Un souffle mouillé court dans les rues et les boulevards. Morsures sur les lèvres du temps, pareilles à la grimace de La Casbah quand elle enfle de rancœur. Ton rire est une grappe contagieuse. Ton rire se buvait comme un nectar et il avait le don de nous faire oublier nos rages… Ces colères sont encore là, ragaillardies par l’abandon de notre ville et sa paupérisation ; colères vieillies, tapies au fond des mémoires, au fond du miroir qui donne à voir ce qui reste du temps, ce qui reste de toi. Il reste cet Alger malade, fragile, qui tremble et toussote dans son lit d’infortune. Alger est une mère qui, de son buste en ruine, allaite le désespoir. Son lait est rouge, desséché, comme une révolution trahie… La ville cavale, défile et galope. Elle semble enjamber la crinière des nuages, là-haut, quand elle s’élève pareille à une dame de la haute société, dédaignant le port et la «vallée» Abane Ramdane. Jadis, notre tribu ne quittait jamais cette vallée du bonheur à quatre sous. Notre territoire était insignifiant en termes de superficie mais, ô mon Dieu, qu’il était immensément riche en humanité ! Il débutait un peu au-dessous d’El Paso et s’arrêtait à la place des Martyrs. Au sud, il était limité par cette portion agitée de la rue Larbi Ben M’hidi située entre le Novelty et le début de Soustara. Au nord, il allait jusqu’à l’Amirauté, en remontant vers la Pêcherie. On avait tout dans cet espace lumineux : de la Cinémathèque au Théâtre national en passant par une bonne dizaine de salles de cinéma projetant les dernières sorties. On avait les librairies les plus prestigieuses, les meilleurs cafés, les plus beaux restaurants et, par-dessus tout, un conglomérat de compétences intellectuelles et artistiques unique dans le pays. Au sortir de la projection du dernier Fellini, nous prolongions les débats dans ces cafés pollués où, pour se faire entendre, il fallait gueuler plus fort que les autres. Rencontres fraternelles, riches en idées contradictoires, qui se terminaient souvent à l’aube du côté de la Pêcherie. De nos traditions paysannes, nous avions gardé un goût immodéré pour les pois chiches en sauce matinaux, mais nous nous laissions séduire par nos amis citadins, algérois jusqu’au bout des ongles, qui nous mettaient à la mode du jour : rougets et merlans grillés à l’heure du laitier. Nous sortions du «Granada» ou des «Ambassadeurs», les visages livides mais les cœurs chauds de tant d’amour de la vie et des belles choses. Nous longions le front de mer et le soleil naissant donnait des idées aux rêves qui s’embarquaient furtivement à bord des paquebots blancs. Mais nous restions, car Alger nous retenait… La Pêcherie ? Que reste-t-il de la Pêcherie ? Rien. La clochardisation a tout pris… En ces heures matinales, Alger s’embrase d’une lumière unique qui éblouit nos yeux et allume, aux quatre coins de la ville, le feu de la jeunesse. Tu sors alors tes lunettes noires et ton beau regard disparaît dans la brume du matin. On pousse, on pousse, comme le vent du large qui lève, là-bas, entre Padovani et Bains Romains, une escouade de papillons bariolés survolant le charme désuet de ces demeures plantées dans l’eau et qui semblent dessinées spécialement pour Dahmane El Harrachi chantant les palais de la Corniche et leurs colombes attristées. Dans le bleu de la mer, dans le bleu du ciel, dans le bleu de tes yeux, court la légende azuréenne et nous poussons, nous poussons vers Baïnem. L’inspecteur Tahar est là qui dirige de main de maître son restaurant du «Tir aux pigeons» et nous voilà embarqués pour une soirée qui va se poursuivre du côté de La Madrague où nous attend le commandant Salah Soufi, celui qui, entre le Conseil de la Révolution et sa liberté, a choisi de vivre sa vie… Et, au petit matin, quand le retour s’annonce difficile, nous préférions marcher, pour mieux jouir du spectacle féerique de ces criques ouvertes sur le vent. Allez, on saute dans une plage et on va sonner à la villa d’Issyakhem… La légende ouvre la porte : «Que faites-vous là à sept heures du matin ?» Une invite de la main et nous voilà au milieu d’une prodigieuse composition architecturale où la pierre et le fer forgé, se combinant sur fond marin, dessinent la plus fabuleuse des galeries… Et dans cette ville qui pleure comme un Mouloudia en faillite, des hommes venus du fin fond de l’Algérie réinventent la légende… De bleu vêtu, ils te rappellent, dans le chaos des marches populaires et le fracas des affrontements de rue, que tu as trahi ! Alger, la trahison traîne dans ton ciel comme un nuage persistant et ça fait mal au cœur. Mal aux tripes de voir le garde communal, sauveur de la République, tabassé comme un vulgaire voyou et le terroriste «repenti» choyé dans tes souks de la contrefaçon ! A quand ton réveil ? Quand te décideras-tu à abandonner les oripeaux de la déloyauté pour t’habiller, dans l’éclat du millénaire naissant, de cette lumière blanche et pure qui annoncera aux martyrs que leur capitale ne trahira plus les patriotes et qu’elle est redevenue «Dzayer» de l’espoir et de la fidélité ? Alors, là, oui, tes «hrayer» pourront lancer un gigantesque youyou qui fera danser les poissons dans toute la Méditerranée…
M. F.
* chronique du recueil : Chroniques d’un Terrien, revue et corrigée.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/07/12/article.php?sid=136607&cid=8
14 juillet 2012
Maamar Farah