Chronique
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- Publié le Dimanche, 17 Juin 2012 15:15
- Écrit par Rachid Bali
Le 14 juin 2001, près de deux millions de jeunes déferlaient sur Alger pour exiger la réparation d’un crime d’Etat et, il est vrai dans des termes approximatifs, le changement. Le 14 juin 2012, un comité central du FLN s’ouvre dans des conditions dantesques avant d’être étouffé dans l’œuf par les officines staliniennes. Entre ces deux évènements, il y a bien plus qu’une superposition de dates.
Commençons par le plus récent. Les signes de mécontentements et les volontés de renverser le rapport de force dans l’ex-parti unique expriment une vraie déchirure entre ses différents clans. Le problème est que l’espace que disputent les uns aux autres est, par essence, réfractaire à tout changement. Chaque groupe espère avoir les faveurs des tenants du pouvoir réel pour s’imposer à son adversaire sans pour autant convenir que les tireurs de ficelles, que chaque protagoniste essaie de séduire, sont les maîtres d’œuvre d’un statuquo qui dure depuis 1962. C’est un peu comme si les groupes qui s’affrontaient dans les années 30 dans les méandres de la prohibition s’en remettaient à Al Capone pour réguler, par la loi, le marché de l’alcool. Pour le régime, il fallait que les tensions qui minent un système en voie de décomposition, qui plus est évolue dans un environnement régional explosif, restent dans les circuits de l’alambic où se distille la chose politique depuis un demi- siècle. Cela évite à des cadres clientèlisés de prendre les tangentes qu’ont empruntées certains apparatchiks tunisiens, égyptiens ou libyens dans les moments de grandes incertitudes. Et il n’y a rien de plus avisé que le DRS pour faire croire à chaque faction qu’elle est la favorite du pouvoir occulte.
Une fois les risques de contamination citoyenne évités et dès lors que le gué des législatives est passé, le duo présidence-DRS ne pouvait décemment pas jeter l’objet sur lequel ils ont bâti la stratégie qui consiste à vendre l’idée que l’Algérie ne sera pas affectée par des bouleversements qui chamboulent toute l’histoire des Etats postcoloniaux. Les services secrets algériens sont l’instrument du conservatisme national et Bouteflika en est l’emblématique activiste : beaucoup de faconde pour mieux masquer l’immobilisme.
Au moment décisif, les deux faces du système ont vite fait de recalibrer leurs choix sur les invariants politiques qui fondent le système algérien : opacité, violence et clientélisme. Quoi de plus commode, en effet, qu’un FLN confié à un Belkhadem, conservateur patenté, pour espérer gagner quelques étapes dans une course historique imprévue et où les règles et les compétiteurs sont autant d’inconnues.
Il a suffi d’une nuit de manœuvres et de pressions pour que la majorité des membres du comité central, remontés à bloc contre Belkhadem la veille, lèvent la main comme un seul homme pour signifier leur allégeance.
Pourquoi les décideurs qui ont verrouillé la vie publique dès le mois de décembre 2011 par une batterie de lois plus liberticides les unes que les autres ouvriraient-ils une brèche dans leur rang à un courant réformateur ?
Maintenant que les « redresseurs », se sont orientés vers les ministères de l’intérieur et de la justice, ils peuvent être sûrs que leurs rangs vont fondre comme neige au soleil. Et pour cause. Ils adressent leur requête aux deux institutions qui ont piloté et validé le dopage électoral… du FLN de Belkhadem. Quant à l’idée de lancer un mouvement insurrectionnel dans les structures du parti, il faut bien mal connaître l’ex-parti unique, où chaque militant est d’abord un indicateur des services de sécurité, pour croire à une dynamique de remise en cause massive et durable dans une formation politique conçue pour domestiquer la société. Pour avoir quelque chance d’aboutir, il faudrait que les conjurés associent leur énergie à celle des opposants extérieurs au système. Cela, ils ne le peuvent pas et ne le veulent pas. Pourquoi ? Ecoutons Boualem Sansal, un des derniers écrivains et intellectuels iconoclaste algérien : « En Algérie, il n’y a aucune autonomie possible : chacun dépend du régime qui lui donne du travail, le loge, le soigne, après l’avoir formé. Le moindre écart de conduite et de langage vous conduisait à une voie de garage ; la moindre critique vous faisait disparaître de la circulation ».
Ce n’est pas le 14 juin 2012, et certainement pas dans le FLN, que commencera la rénovation politique algérienne. L’apparition de vrais signes de pourrissement dans un régime n’annoncent pas nécessairement l’avènement d’un renouveau.
Un autre 14 juin, vécu il y a 11 ans de cela, nous avait pourtant alertés sur le rejet viscéral du pouvoir de toute idée de gestion régulière et transparente des affaires publiques. Onze ans plus tard, on constate que la plus grande manifestation de l’Algérie indépendante n’a toujours pas suscité de réflexions de fond. Hormis l’ouvrage du journaliste Farid Alilat, écrit dans le feu de l’action mais qui a le mérite d’exister, il n’y a, à notre connaissance, aucun écrit substantiel profane ni mémoire universitaire consacré à un tel événement. Ce vide est en soi un signe. A plus d’un titre.
Essayons de voir, avec le recul, comment ont réagi et agi les différents intervenants.
Le pouvoir, d’abord. Il convient de rappeler que c’est après que Bouteflika eut lancé l’idée de la réconciliation nationale que le massacre de Kabylie eut lieu. L’initiative, on le sait aujourd’hui, ne faisait pas l’unanimité, et c’est un euphémisme, dans le sérail. Sentant un coup fourré, dès les premiers morts, Bouteflika panique, propose sa démission avant de se raviser. Il fait le dos rond et refuse de s’exprimer sur des exécutions de jeunes civils perpétrées de sang-froid pendant deux semaines par des forces de sécurité. Il n’exprimera aucune compassion à l’endroit des familles et s’interdira même de promettre que la justice passera. Le ministère de la défense adopta une posture tout aussi trouble. Le défunt Mohand Issad, chargé de présider une commission d’enquête peuplée d’individus plus ou moins recommandables, n’était dupe de rien. Il eut cependant la subtilité d’écrire que s’il est difficile de dire qui a donné l’ordre de tirer, on sait que ceux qui devaient ordonner d’arrêter de tuer ne l’ont pas fait. Les services de renseignements, prenant le relais avec Ouyahia, se livrent à leur jeu favori : manipulation et corruption. Le protocole est classique : faire émerger des acteurs malléables ou réveiller des agents dormants, corrompre pour contenir la contestation et, mieux ou pire, casser les ressorts culturels de la région par l’achat d’une dette de sang impliquant même les familles des victimes. La cupidité des parents ne manqua pas de révolter l’opinion et de générer davantage de déchirures dans une société en phase de régression politique. D’une pierre deux coups.
Plus généralement, l’émotion soulevée par ces assassinats allait être manipulée et présentée au reste du pays comme une preuve de plus des risques d’implosion que faisait peser cette région sur la nation. On fit libérer des détenus de droit commun pour provoquer des affrontements avec les marcheurs et, au soir du 14 juin, le secrétaire général du ministère de l’intérieur, intervenant au journal télévisé de 20 heures, adressa ses félicitations au peuple d’Alger qui avait su défendre sa capitale « contre des étrangers ». Depuis cette tourmente et quels que soient leurs différends, on ne trouvera jamais dans le binôme DRS-Boutefika le moindre signe d’une disponibilité à envisager une évolution vers plus de souplesse du système algérien.
Du côté de l’opposition, la gestion de la crise ne fut ni simple ni cohérente. Le RCD a aussitôt convoqué son conseil national pour annoncer sa sortie du gouvernement. Dans la semaine qui a suivi cette décision, Khalida Messsaoudi (aujourd’hui Toumi), alors membre de la direction, commet l’une des plus graves forfaitures de l’histoire politique de l’Algérie indépendante. Enjambant 126 cadavres, elle rentre au gouvernement au moment où son parti en sort pour dénoncer un crime d’Etat. On verra que cette ignominie n’a pas choqué outre mesure dans cette Algérie des années 2000 qui aura décidément perdu tout repère. Said Sadi adressa une lettre publique à Ait Ahmed pour l’inviter à conjuguer leurs efforts face à un effroyable drame humain et politique. Le responsable du FFS ignora la missive. Le RCD fit alors le choix d’accompagner le mouvement. Les interventions de certains de ses cadres permirent de limiter les égarements de « conclaves » financés et managés par les services spéciaux mais à aucun moment il ne put donner un élan politique lisible à un mouvement infiltré à un point tel que beaucoup d’observateurs voyaient dans ces mises en scène la preuve confirmant la thèse d’une provocation sanglante froidement planifiée. Depuis, le RCD s’est vu acculé à mener, dans un relatif isolement, un combat qui doit concilier la rigueur, la radicalité et l’efficacité. Ce n’est pas la voie la plus simple.
Le FFS se saisit de la situation pour organiser une marche à Alger. Les objectifs et les mots d’ordre de la manifestation ne dérogeaient pas à la tactique qui consistait à surfer sur tout évènement sensible pour se poser comme l’unique partenaire du pouvoir en Kabylie. Une fois « la démonstration » faite, le parti d’Ait Ahmed sombra dans une longue hibernation, ponctuées de sorties épisodiques demandant la « réhabilitation du politique ». La stratégie du marchandage ayant pour capital de départ la Kabylie ne se démentira jamais. Elle connaîtra son apothéose avec la collusion assumée lors des législatives de 2012.
Le courant communisant, assez présent dans les medias, crut voir dans la tragédie de 2001 une occasion de prendre pied en Kabylie et célébra un « mouvement citoyen » qui allait enfin débarrasser la région de partis politiques avec lesquels il n’a jamais vraiment trouvé ses marques. S’estompant par la force des évolutions de l’Histoire, certains cadres de ce segment politique s’essaient, à titre personnel, à une analyse intrusive du rôle de leur courant de pensée dans la trajectoire postindépendance du pays.
Le reste de la société compatit. Silencieusement. Une fois de plus la Kabylie avait bougé. Beaucoup saluaient secrètement le courage de ces populations qui osaient défier un pouvoir que tous abhorraient mais contre lequel il était si difficile de s’opposer. Et apparut encore le tabou des tabous en Algérie : la complexité à se positionner dans un mouvement de rupture parti de Kabylie. Le mélange de respect et de méfiance qui conditionne les relations entretenues par diverses régions du pays avec cette entité singulière illustre, on ne peut mieux, le caractère inachevé de la conscience nationale algérienne. Juin 2001 avait déjà apporté la démonstration qu’à l’inverse de la Tunisie, il n‘y aurait pas de Bouazizi algérien issu de la Kabylie. Le RCD aurait dû méditer ce cas avant de lancer ses manifestations à l’hiver 2011. L’inhibition antikabyle est plus forte que l’aspiration démocratique, quand bien même serait-elle précédée par des effervescences voire des explosions du terreau arabe.
Le 14 juin 2001 nous avait avertis que, même en la couvant, la Kabylie ne sèmera pas la révolution démocratique. Le 14 juin 2012 vient de nous confirmer que ce n’est pas dans le système que viendra la réforme. Savoir ce qu’il ne faut pas faire évite de se fourvoyer. Il reste à trouver le bon cap.
Rachid Bali
16 juillet 2012
Rachid Bali