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- Publié le Dimanche, 15 Avril 2012 12:14
- Écrit par Rachid Bali
Avril 80 a marqué l’histoire de l’Algérie d’après-guerre malgré une communication officielle tendancieuse. Outre la propagande du pouvoir, des intellectuels, inhibés par une berbérophobie atavique, refusent de valider l’historicité d’un moment de rupture politique et tentent de reconfigurer leur logiciel avec octobre 88 – cette explosion venue de nulle part et allant on ne sait où- auquel ils inventent des vertus qu’ils continuent à dénier au printemps berbère qui reste, à ce jour, le seul soulèvement de l’Algérie indépendante à avoir survécu aux répressions, aux désinformations, aux erreurs internes et aux usures du temps.
Chaque année, des dizaines de milliers de citoyens, souvent des jeunes qui n’étaient même pas nés à l’époque des faits, commémorent le 20 avril. Ceux qui suivent l’évolution politique de la scène nord-africaine savent avec quelle ferveur cet anniversaire est revendiqué et célébré par d’autres populations au Maroc, en Libye, au Mali, au Niger et, depuis la révolution du jasmin, en Tunisie. Pourtant, les problèmes n’ont pas manqué. La maturation de la question amazigh fut lente et laborieuse. Le mouvement national, moulé dans l’arabo-islamisme et le jacobinisme, s’était chargé, dès la naissance de l’Etoile nord-africaine en 1926, de diaboliser tout paramètre pouvant émerger du nivellement réducteur décrivant une nation née heureuse et accomplie avec l’avènement de l’islam. Les joutes oratoires qui ont opposé Amar Imache et Messali dans les années 30 sur la question de l’identité donnent toute la mesure de la fermeture idéologique et de la violence politique qui allaient accompagner une réalité socio-politique diabolisée de l’intérieur et méprisée ou, dans le meilleur des cas, instrumentalisée par l’occupant.
L’explosion de la crise de 1949, qui a frappé les meilleurs militants du PPA-MTLD, allait transmettre ses répliques pendant la guerre de libération et, naturellement, après l’indépendance. Victime de son statut d’humanité déclassée et de son époque, la classe politique a plus que failli sur ce dossier, elle s’est fourvoyée. De tout temps et toutes sensibilités confondues. En 1980, le FLN déterrait l’antienne de la division, le PRS, englué dans une orthodoxie d’autant plus rigide qu’il était limité à quelques cercles dans l’émigration, refusait de suivre une piste inconnue de son bréviaire conceptuel, le PAGS, souteneur critique du pouvoir, dénonçait un ersatz d’impérialisme et l’extrême-gauche vilipendait une expression bourgeoise qui parasitait la lutte des classes. Le FFS, dont les militants avaient lancé et encadré le mouvement, a interdit d’associer son sigle à une aventure dont Aït Ahmed essayait de se démarquer depuis les années 40 ; c’est d’ailleurs au nom de collectifs non labellisés politiquement que les animateurs du printemps amazigh ont organisé leurs initiatives.
La levée en masse des populations de Kabylie, unanimes à soutenir les revendications des jeunes et à se solidariser avec les détenus, a mis en déroute les écoles et les chapelles politiques. Du coup, il fallait rattraper l’Histoire, la vraie, que les partis croyaient être les premiers à comprendre sinon à faire. Le défunt Hachemi Chérif arriva à Tizi-Ouzou au nom du PAGS, pour expliquer que parmi les 24 détenus « il fallait distinguer ceux qui avaient agi par naïveté et ceux qui étaient en relation avec l’impérialisme et qui, eux, devaient payer ». Le FFS s’essaya à quelques contorsions dont on ne savait trop si elles valaient soutien contraint ou intégration honteuse de la question identitaire et l’extrême gauche, chevauchant la dynamique, se découvrit un zèle inouï pour défendre la culture du peuple…
Si le citoyen n’avait pas assumé son rôle d’agent actif de la cité comme cela arrive dans les conjonctures fécondes de l’Histoire, les 24 détenus, et à travers eux tout ce qui apporte la sève du débat démocratique depuis plus de trente ans, aurait connu le destin d’autres épopées broyées dans les procès en sorcellerie des dynasties dominantes et noyées par les analyses commanditées des élites domestiquées.
Pourquoi avril 80 a-t-il réussi sur le moment et comment dure-t-il depuis ?
Avec le recul on peut avancer que le mouvement n’aurait jamais entraîner dans les années 60/70 des jeunes dans des activités et des productions culturelles condamnées par le régime si ces dernières ne répondaient pas à une vraie demande populaire. La deuxième raison du succès d’avril 80 vient de ce que ses animateurs, pourtant coupés partiellement ou totalement des traditions de luttes de leur pays, ont inscrit leur combat dans le registre des luttes démocratiques avec l’engagement, inédit dans un champ politique issu et fonctionnant dans la violence et l’opacité, de faire valoir leurs convictions de façon pacifique et publique. Autre donnée, et ce n’est pas la moindre des caractéristiques de ce cas d’école, le groupe d’animateurs eut la pertinence de résister aux tentations, alors faciles et pressantes, d’enfermer dans les dogmes doctrinaux hégémoniques qui avaient phagocyté la réflexion autonome, une question qui relevait du destin d’un pays et même, on le découvre aujourd’hui, de toute l’Afrique du nord. Et les plus anciens des militants ont pu faire cohabiter la générosité bouillonnante du marxiste Kateb Yacine avec la patiente sérénité du libéral Mouloud Mammeri. Ils ne jugèrent ni l’un ni l’autre et respectèrent les deux dès l’ors qu’ils étaient intellectuellement et moralement intègres. Au lieu de se neutraliser les positions nées cette altérité politique ont considérablement enrichi les débats.
Enfin, et parce qu’il faut toujours revenir à l’humain, il faut relever la formation des militants et la culture politique ambiante, dont le citoyen était un arbitre vigilant, qui interdisaient ou disqualifiaient les abus politiciens. Cela a contribué à asseoir la valeur éthique de l’évènement : la majorité des acteurs de l’époque a veillé, malgré des oppositions politiques réelles, à garder une relation digne à leur engagement. Cette forme d’élégance a incontestablement limité les effets des rares tentatives de détournement historique enregistrées ici et là.
Oui, avril 80 est un moment privilégié de l’histoire algérienne. Brisant la peur, refusant la violence et, fait nouveau, en assumant publiquement la contestation, il est le précurseur de toutes les luttes qui ont rythmé la vie publique depuis 30 ans.
La symbiose du politique et de l’histoire qui a marqué avril 80 n’empêche pas ses manifestations formelles de répondre aux attentes conjoncturelles des citoyens quand elles s’inscrivent dans les valeurs fondatrices du mouvement. Tour à tour, la célébration s’est concentrée sur la lutte pour les droits de l’homme, l’exigence de justice devant les assassinats de 126 jeunes ou la dénonciation de l’insécurité en Kabylie, région réfractaire à l’intégrisme s’il en est. Il y a fort à parier que la commémoration de 2012 aura à cœur de dénoncer un scrutin législatif qui, plus que tous les autres, impose au peuple algérien une représentation parlementaire recrutée dans la délinquance et par la corruption.
Avril 80 est à la fois opérationnel au présent et performant dans la durée parce qu’il fut la conjonction d’une revendication historique longtemps niée par les politiques d’urgence et de pouvoir et l’émergence d’une génération qui avait su projeter ses aspirations dans la perspective historique. En assumant dans sa constitution l’amazigh comme langue officielle au côté de l’arabe et en décidant de transformer l’Union du Maghreb Arabe en Union du Grand Maghreb, la monarchie marocaine, faisant écho à avril 80, assume et assure sa modernité car, comme en Kabylie, ses élites ont mis en phase leur gouvernance politique avec leurs évidences historiques. Les institutions deviennent légitimes quand le peuple les valide librement et quand elles sont le réceptacle d’une réalité sociale.
Il faut veiller sur les vérités d’avril 80. Ses leçons n’ont pas fini de rayonner. Sur le pays et au-delà.
Rachid Bali.
16 juillet 2012
Rachid Bali