Chronique
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- Publié le Dimanche, 10 Juin 2012 14:08
- Écrit par Rachid Bali
La question n’est plus de savoir si le système algérien a échoué et s’il va tomber ; même un apparatchik aussi zélé qu’Ouyahia avoue avoir manqué sa mission pendant qu’il essuie de l’intérieur même de son parti, en principe immunisé contre toute forme de contestation, attaque après attaque.
Le FLN, qui espérait au minimum un répit après son alchimie électorale, est toujours en éruption et le FFS, ultime appoint officiel du régime, n’arrête pas de se contorsionner pour camoufler ses turbulences et diluer ses égarements. La vraie question est de savoir quand et à quel prix se fera le réveil. La tête dans le guidon de la bicyclette législative, nous avons tous manqué d’évaluer à sa juste mesure les dégâts urbanistiques et culturels irréparables que s’apprête à commettre un chef de l’Etat capricieux et égocentrique à l’automne d’une vie décousue et sans repères.
La façon dont a été décidé le métastatique complexe de la mosquée d’Alger témoigne de l’état d’esprit qui prévaut chez un homme qui aura joui de toutes les modes et surfé sur toutes les causes. Le silence qui a suivi cette agression révèle, en même temps, l’apathie qui anesthésie les cadres opérationnels et les élites sensées veiller aux conditions qui président au choix, toujours complexe et délicat, des grands projets architecturaux dans des pays qui doivent, à la fois, assumer un passé tourmenté et inventer un devenir en harmonie avec des racines et une mémoire traumatisées par l’arrogance de l’occupant et les reniements de dirigeants en mal de reconnaissance et d’intégration dans une nation arabo-islamique fantasmée.
La belle coulée verte qui devait prolonger la rénovation du mythique jardin d’essai est mise à mort. Auparavant, le projet phare de la réalisation d’un front de mer dédié à la culture, aux loisirs et à l’esthétique toute méditerranéenne d’un bâti subtil accompagnant jusqu’à la mer les flancs d’Alger la Blanche avait été blessé par une ignoble station de dessalement d’eau qui balafre l’entrée de la capitale avec des cubes de bétons couverts de tôles. La chose était d’autant plus inimaginable que la construction de ce cloaque, supposé répondre aux coupures d’eau qui empoisonnaient le quotidien des Algérois, a été décidée par le ministère de l’Energie ( allez savoir pourquoi ) au moment où les adductions venant du barrage de Taksebt en Kabylie allaient être connectées au réseau public. Si on ajoute le caractère énergétivore de l’usine qui porte le prix du mètre cube d’eau à des prix insensés, on ne peut qu’être atterré par une initiative qui a, tout à la fois, posé une verrue sur la porte est d’Alger-centre et provoqué la remise en cause de l’un des rares plan de développement du littoral algérois sérieusement pensé et qui a reçu les avis et l’aval des cercles spécialisés dans ce genre de dossier.
Quelques jours plus tard, on apprend qu’une agence, quasiment inconnue de la grande opinion publique: L’Agence nationale de gestion des réalisations des grands projets de la culture (ARPC), avait programmé une rafale d’infrastructures dans et autour de la capitale portant sur des édifices qui marquent les cités pour toujours. En quelques mois un opéra, un complexe culturel dans la nouvelle ville de Sidi Abdellah, une salle de spectacle de 12 000 places à Ouled-Fayet, des musées et des prototypes de maisons de la culture dans chaque daïra allaient être lancés par un organe agissant en parallèle d’un ministère de la culture réduit au rôle de maître de cérémonie de célébrations hystériques d’opérations de propagande aussi démagogiques que ruineuses.
Ni une commission du parlement, ni une assemblée locale, ni l’ordre des architectes, ni une association n’a été sollicité aux étapes décisives d’un ensemble de bâtiments qui va transfigurer pour de bon la façade la plus visible d’Alger, qui accueille autant le visiteur arrivant par la mer que celui qui y accède en venant de l’aéroport.
Il a fallu deux septennats et une foultitude de concours et de concertations à François Mitterrand pour faire accepter l’implantation de la pyramide du Louvre. Les travaux d’entretien et de restauration de la statue de la Liberté de New York ont nécessité des années de préparation et de consultation avec la ville et les experts pour être entamés. Inutile de rappeler les débats qui ont précédé la reconstruction de ground zero où étaient érigées les tours Jumelles avant les attaques du 11 septembre. Plus près de nous, la construction de la mosquée Hassan II à Casablanca après laquelle ( contre laquelle ?) est décidée le méga complexe d’Alger a le triple mérite d’avoir été financée par des « contributions » privées, d’être inspirée du style almohade et de ne pas occulter toute la ville.
Le drame dans les délires de Bouteflika, c’est qu’ils ne participent que du souci de satisfaire un ego hypertrophié dont les manifestations varient en fonction des modes et des appétences populistes. Si l’actuel chef de l’Etat avait dû célébrer son règne dans les années 70, nul doute qu’Alger aurait subi des blockhaus néostaliniens dont avaient le secret les dirigeants du tiers-monde et qui ont avili tant de villes. L’ancien siège du parti de Ben Ali, conçu par des Bulgares, a longtemps écrasé Tunis de sa sinistre masse. Le complexe « Riadh El-Feth », voulu par Chadli, périclite jour après jour et on attend encore la vie festive et conviviale que devait induire un site glacial et sans âme. Mais voilà, aujourd’hui, l’heure est à la bigoterie et les cheveux tombant sur les épaules avec les mimétismes guevaristes des années 60/70, les soirées de fornication et les accents laïcards de circonstances doivent céder devant les impératifs de la surenchère religieuse et la capitale portera les stigmates de cette capitulation morale, intellectuelle et politique.
Comme tous les despotes sans bilan, Bouteflika ne s’est pas contenté d’avoir exercé trois mandats sans programme ni doctrine, il veut que le pays vive au rythme de ses humeurs, sauf que, cette fois, le caprice va laisser des traces indélébiles sur la première ville algérienne. Il ne lui vient pas à l’idée que, peut-être, demain ou après demain ce folklore qui fait de l’apparat religieux un symptôme de la soumission citoyenne peut céder la place à des émanations d’édifices plus civils et plus harmonieux.
Généralement, la frénésie des actions qui accompagnent et amplifient les excitations populistes caractérise des dirigeants qui cumulent trois tares : l’inculture, la mégalomanie et la gestion stérile.
Cette tendance à imposer ses lubies est plus visible quand elle se traduit par des souillures urbanistiques. Elles n’épargnent pourtant aucun domaine. Et les sautes d’humeur fixent, au grès des ressacs de l’histoire personnelle des despotes, les normes et les postures qui doivent faire office de repères nationaux.
En 1962, Bouteflika accompagne les chars qui intronisent Ben Bella dans un bain de sang. En 1965, il faisait partie de ceux qui avaient décidé d’enterrer vivant leur chef, adulé la veille. Devenu le mal intégral, l’homme, destitué par un coup d’Etat militaire, devait disparaître sans procès, ni explication. L’honneur de l’Algérie exigeait, selon les putschistes, d’effacer de la vie publique celui qui fut imposé moins de trois ans auparavant par les armes contre le GPRA, instance légale de la révolution algérienne. Le yoyo politique qui greffe sur la nation des séquences mémorielles se reniant les unes les autres, connaît un ultime rebondissement en 2012 quand le même Bouteflika décidera que, finalement, après sa mort, Ben Bella méritait un deuil national de dix jours !! On tatoue le pays comme on fixe sur la croupe d’une favorite ses propres fantasmes.
Le pays physique et les dimensions symboliques de l’Etat fluctuent en fonction des désirs, des peurs ou des frustrations d’un homme qui aura épousé toutes les modes et vécu tous les délices d’une vie dissolue avant de se découvrir, agonisant, une mission de rédempteur d’un peuple égaré qu’il se croît tenu de sauver par l’érection d’un ensemble religieux pharaonique.
Vouloir marquer au fer rouge le destin d’un peuple par l’expression de ses pulsions inassouvies est le signe d’un grand déséquilibre. Et le citoyen consent à ce sadisme.
Il m’est arrivé de lire dans les commentaires qui meublent cette chronique que le propos y est souvent juste mais que les solutions avancées manquent de concision. Une chronique n’a pas vocation à se substituer à un programme politique. J’ose néanmoins faire une proposition : lancer une pétition pour exiger l’arrêt de la folie fatale qui va défigurer Alger ; du moins jusqu’à ce que le peuple citoyen ait, d’une manière ou d’une autre, choisi entre l’ancien projet d’aménagement de l’ex-moutonnière et l’actuel bourrasque qui défie les lois de toute politique d’aménagement du territoire.
Préserver Alger de ce crime urbanistique, c’est sauver les Algériens d’une mutilation irrémédiable de leur capitale.
Les éternels comptables des propositions des autres avanceront, pour légitimer leur démission ou leur complicité, que ce n’est pas au moment où le peuple peine à assurer sa sécurité, se soigner et se loger que l’on doit parler d’esthétisme. Les responsables de notre misère sont ceux qui menacent les générations futures par une hideuse et irrattrapable pollution environnementale. Doit-on être obligés de choisir entre le vital et le fatal ?
16 juillet 2012
Rachid Bali