Chronique du jour : A FONDS PERDUS
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Rome assurait à ses sujets le pain et le jeu, plutôt que la liberté. Deux mille ans plus tard, les régimes arabes, qu’ils soient islamistes ou laïques, échouent à assurer le moindre de ces acquis à leurs populations rebelles ou résignées. En l’état actuel des choses, le mieux qu’on puisse espérer est qu’une fois dissipées les pesanteurs conservatrices saoudo-qataries, une onde de choc démocratique plus saine puisse s’installer dont on ne ressentira cependant les effets qu’à plus long terme.
La satisfaction des aspirations politiques n’a, malheureusement, pas pour corollaire l’amélioration du niveau de vie et de bien-être des populations, regrette l’économiste Mohsin S. Khan dans une récente étude sur les répercussions économiques des «printemps arabes»(*). Bien au contraire, estime-t-il, la rhétorique populiste des politiciens égyptiens menace d’annuler les réformes économiques entreprises par le régime de Moubarak. «En 2004, un vaste programme de réformes a été lancé sous la conduite de l’ancien Premier ministre Ahmed Nazif. Il visait à lever les contraintes bureaucratiques à la croissance par la restructuration du secteur financier, la rationalisation de la réglementation des affaires, la libéralisation du commerce extérieur, et en réduisant le rôle du gouvernement dans l’économie.» Revenant longuement sur les réformes de 2004, il leur reconnaît le mérite d’avoir progressivement amélioré le climat des affaires et d’investissement jusqu’à permettre à l’Égypte d’afficher un taux de croissance du PIB de 7,2% en 2008 (contre 4,1% en 2004, et 5% en 2009-10) et ce, en dépit de la récession mondiale. Le pays avait également enregistré des flux importants de capitaux et d’investissements directs étrangers qui ont généré une augmentation spectaculaire des réserves de change, passant de 14,8 milliards de dollars en 2004 à plus 36 milliards de dollars à la fin de l’année 2010. Que s’est-il passé depuis le départ de Moubarak ? «En 2011, la situation s’est aggravée sur quasiment tous les fronts. La croissance annuelle est tombée à environ 0,5%, et l’inflation est restée à deux chiffres. Le taux de chômage a atteint 12,4% au quatrième trimestre, en hausse de 8,9% durant la même période de 2010. Le solde du compte courant s’est détérioré rapidement, en raison de la perte de plus de 4 milliards de dollars des recettes du tourisme et une forte baisse des envois de fonds par les travailleurs égyptiens à l’étranger. Le déficit budgétaire s’est creusé à 10% du PIB, ce qui accroît la dette publique (y compris la dette extérieure), qui avait été en baisse constante, pour la porter à 76% du PIB.» Le développement le plus frappant est la perte des réserves internationales dans l’année qui a suivi le soulèvement. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que ces réserves ont diminué de moitié, à 18 milliards de dollars en décembre 2011. Pour faire face à l’urgence, l’armée égyptienne a accordé un prêt d’un milliard de dollars au gouvernement et l’Arabie saoudite et le Qatar ont apporté des subventions à hauteur d’un autre milliard de dollars. Comme elle importe presque le double de ce qu’elle exporte, l’Égypte a vite affiché un déficit commercial de 10 milliards de dollars à la fin de l’année 2011 : «Le pays a maintenant besoin d’emprunter 14 milliards de dollars pour combler un déficit de financement estimé de 24 milliards de dollars.» Il viendra de l’assistance conditionnelle du FMI (pour 3,2 milliards de dollars de prêts), des programmes d’aide supplémentaires de la Banque mondiale et d’autres bailleurs de fonds internationaux. L’aide publique est, quant à elle, lourdement hypothéquée : «Le dernier incident politique impliquant les activités de promotion de la démocratie par des ONG américaines a refroidi les relations bilatérales et fait peser une menace de blocage de 1,3 milliard de dollars d’aide militaire que l’Égypte reçoit chaque année des États-Unis.» Cette aide, qui maintient Le Caire sous perfusion immédiate, ne semble pas installer ce pays dans la mise en œuvre d’une stratégie à long terme pour installer une croissance durable. L’économie égyptienne est gravement éprouvée par les fuites des capitaux, la hausse de l’inflation, le chômage et les politiques populistes. Il faudra attendre la prochaine élection présidentielle ce mois de mai et la formation d’un gouvernement démocratiquement élu pour espérer voir se calmer la tourmente politique et voir s’installer la stabilisation et le renouveau économique. «Sinon, les Égyptiens risquent de perdre les gains politiques durement acquis.» Un autre économiste avait, auparavant, eu le courage de souligner le paradoxe qui affecte la relation entre «des forces apparemment invincibles» et l’immobilisme qui affecte le pouvoir dans les régimes autoritaires de la région, soutenant que «les chances d’une véritable démocratie par le «printemps arabe» sont minces»(**). Dans une étude au titre prémonitoire «Le printemps arabe ne connaîtra pas de boom économique » (Arab spring will not see an economic boom), il déplore que la plupart des pays du Moyen- Orient ne sont pas démocratiques, même si le niveau de vie y est relativement élevé. L’emprunt y est aisé, les caisses des Etats croulent sous le poids d’une richesse non méritée, car ne résultant pas de l’effort de production et de travail. Une situation qui «fournit les moyens pour étouffer la dissidence et perpétuer le régime». La malédiction ne vient pas du pétrole seul. L’Égypte, par exemple, possède de nombreuses autres ressources, y compris celles «tirées du hasard (heureux) de la géographie (le canal de Suez) ou du tourisme porté bien plus par la présence des pyramides que par la sagesse politique ». Enfin, les envois de fonds des travailleurs égyptiens, vivant souvent dans des pays voisins exportateurs de pétrole, semblent se raréfier. En Égypte, l’addition de ces diverses rentes représente environ les deux tiers des recettes en devises. Directement ou indirectement, elles génèrent au moins un tiers des recettes publiques. «L’histoire du développement économique suggère que ces pays développent peu d’incitations à construire de solides institutions politiques dédiées à l’écoute de leurs populations.» Ces pesanteurs sont telles qu’il y a peu de chances de voir les pays du «printemps arabes surmonter leurs maudits systèmes politiques» et «les manifestations économiques de leurs malédictions» demeureront certainement intactes, prédit l’auteur. «Même s’ils deviennent plus démocratiques, parce qu’ils bénéficient de rentes substantielles, ces pays auront moins besoin de taxer leurs citoyens.» Les perspectives économiques à long terme pour ces démocraties naissantes du Moyen-Orient restent «sombres», pronostique encore l’auteur : «Le défi économique auquel elles sont confrontées est beaucoup plus fondamental que la prescription souvent ressassée d’une mondialisation accrue et de davantage de marché. Une rupture décisive avec leurs propres histoires nationales est nécessaire, et cela signifie la fin de leur dépendance à l’égard des rentes comme première étape. C’est alors seulement que les institutions économiques se développeront.»
A. B.
(*) Mohsin S. Khan, Egypt’s Broken Economy, Peterson Institute for International Economics, Op-ed in Project Syndicate, 29 mars 2012.
(**) Arvind Subramanian, Arab Spring Will Not See an Economic Boom, Peterson Institute for International Economics, Op-ed in the Financial Times, 21 février 2011.
Source de cet article :
http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/05/08/article.php?sid=133886&cid=8
8 mai 2012
Ammar Belhimer